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racine.

passions, de la même situation, du même moyen, l’un tire du comique, et l’autre du tragique : chacun suit la loi du genre qu’il traite.

Le style est pareil : simple et naturel avant tout, juste, précis, intense, rasant la prose, comme disait Sainte-Beuve. Une admirable poésie, dont on parlera plus tard, s’y fond, et s’y résout en langage pratique. Point de sublime ; point de mots à effets, de vers à détacher, à retenir. Racine ne fait pas de « pensées », ni de maximes. Le Qui te l’a dit ? d’Hermione, le Seigneur, vous changez de visage, de Monime, le Sortez Roxane, voilà le sublime de Racine, des mots de situation, terribles ou pathétiques par les causes qu’on saisit et par les effets qu’on pressent. Des mouvements de passion s’expriment avec une naïveté qu’on a trouvée presque comique : comme l’amour de Pyrrhus, au moment où il a juré de ne plus penser à Andromaque. Mithridate, pressant Monime de l’aimer, me fait invinciblement penser à l’autre vieillard amoureux, à l’Arnolphe de Molière. On serait étonné, si l’on y regardait de près, de ce qu’il y a chez Racine de mots familiers, de locutions de tous les jours ; la musique délicieuse de son vers nous empêche de remarquer les formes de la conversation courante qui souvent le remplissent.

Les personnages de Racine sont plus près de nous que ceux de Corneille : du moins, il nous le semble, quoique peut-être les grandes passions ne soient guère moins rares que les grandes volontés. Mais dans nos âmes communes, les abandons au sentiment, à l’inclination, sont plus fréquents que les résistances et les victoires de l’énergie volontaire. Racine a été élevé dans le jansénisme, à croire que la nature est corrompue, que tout mérite, tout bien en l’homme vient de la grâce ; il a pu rompre avec ses maîtres, il n’a pu se défaire des enseignements lentement insinués, quitter le point de vue d’où ils lui avaient appris à regarder l’agitation humaine. Il a donc peint une nature faible, impuissante à se diriger, tiraillée entre ses instincts, des passions fougueuses, des volontés chancelantes ou abattues. Il n’y a rien de proprement chrétien dans les caractères qu’il dessine (Esther et Athalie écartées), sinon en tant que le christianisme est un des éléments principaux de la civilisation dont les types étudiés sont le produit. Mais il est bien certain qu’il y a un parfait accord entre la conception psychologique de Racine et le dogme caractéristique du jansénisme : de là vient la facilité avec laquelle Arnauld accepta Phèdre, lorsqu’on voulut réconcilier Racine avec lui, et de là le mot fameux que la reine incestueuse est « une chrétienne à qui la grâce a manqué ».

Ainsi, tandis que Corneille résout le conflit de la volonté et des