Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/564

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
542
les grands artistes classiques.


3. TRAGÉDIE PASSIONNÉE ET VRAIE.


Racine n’apporte point de formules nouvelles au théâtre ; et c’est pour cela que, comme Molière, il ne se laissera guère imiter. Il conserve à la tragédie les caractères qui la définissaient chez Corneille : l’action enfermée dans les trois unités, l’intérêt placé dans l’expression des caractères, l’allure du drame fortement noué, et débarrassé de toutes les manifestations inutiles. Et cependant, par l’originalité de son génie, il a coulé dans la tragédie un esprit nouveau, il l’a modifiée intérieurement de telle sorte qu’il nous semble le créateur d’un système dramatique.

Il n’a jamais discuté dans ses Préfaces sur les unités : elles sont trop bien établies, mais surtout elles ne le gênent pas. Il prend son point de départ si près du point d’arrivée, qu’un tout petit cercle contient l’action, l’espace et le temps. Au moment où il commence, toutes les forces sont déjà convergentes et ramassées. Sa tragédie est donc simple, chargée de peu de matière, aussi purgée que possible de roman. Son idéal, c’est l’absence d’intrigue, la belle nudité des tragédies grecques, et voilà par où le sujet de Bérénice lui a plu : deux lignes, un seul fait ; ce n’est rien, mais l’invention consiste à faire quelque chose de rien. Moins il y a de matière, plus l’immatériel a de liberté pour se développer. À l’ordinaire, une tragédie de Racine est un fait, abondamment nécessité par les caractères des personnages : chacun d’eux étant posé au début dans une situation, sous une certaine pression, le conflit de leurs sentiments remplit les cinq actes, jusqu’à ce qu’il détermine un unique et irrémédiable fait, le dénouement. L’impulsion, le mouvement, dans le cours du drame, viennent exclusivement du dedans. Ainsi sont construites les tragédies d’Andromaque, de Britannicus, de Bérénice, d’Iphigénie (sauf le miracle mythologique qui renverse le dénouement logique) : Bajazet un peu, Mithridate davantage, Phèdre surtout admettent certains faits du dehors à modifier l’action ; mais il est remarquable que pour les deux dernières, ces faits (mort, résurrection, retour de Mithridate et de Thésée) sont des hypothèses nécessitées par la vérité psychologique, et point du tout des ressorts disposés pour la surprise.

Racine produit toujours ses caractères en travail, jamais dans un état purement sentimental : il semble que ce soit une nécessité dans le théâtre français, de ne rien montrer qui ne soit action. Racine conçoit toutes les émotions, tous les états passifs comme mobiles, et principes d’activité ; il les exprime justement sous l’aspect où leur force d’impulsion ou d’inhibition se découvre le