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racine.

cette connaissance solide et ce sentiment délicat de l’antiquité, surtout de l’hellénisme, qui firent de lui le grand et pur artiste que l’on sait. Port-Royal voulait faire de son élève un avocat : mais la vocation poétique s’éveilla, encore indécise et prête à tenter toutes les voies. Cette âme tendre subit toutes les influences, et reflète tous les milieux : à Port-Royal, il fait des odes pittoresques et pieuses [1] ; dans le monde [2], où l’introduit son cousin Vitart, intendant du duc de Luynes, lié avec des poètes, des beaux esprits, d’humeur facile et de vie libre, il fait de petits vers, des madrigaux, des sonnets ; il révèle une pointe de malignité fine et meurtrière. Chapelain loue sa Nymphe de la Seine [3], et lui fait donner cent louis de l’argent du roi : c’était quelque chose en 1660 que d’être encouragé par M. Chapelain, et M. Perrault se joignait à M. Chapelain.

Les grandes fortunes poétiques ne pouvaient guère se faire qu’au théâtre ; notre débutant commence à travailler pour les comédiens [4]. Port-Royal frémit : il y avait une tante [5], qui lui écrivit toute sorte d’adjurations, d’ « excommunications » ; Racine prit de l’humeur, et perdit le respect. On l’envoya en Languedoc, à Uzès, auprès d’un oncle, le grand vicaire Antoine Sconin : il devait y étudier la théologie, et recevoir des bénéfices. Il lut donc Saint Thomas et les Pères : mais le monde le garda ; les beaux esprits du lieu, les dames avaient bien reçu ce jeune poète qui avait l’air de Paris et connaissait Chapelain ; ses amis parisiens l’entretenaient aussi de pensées profanes. Il continua de faire des vers. Il lisait, annotait Virgile, Homère, Pindare.

Paris le revit, en 1663, plus poète que jamais. Il y retrouva La Fontaine, il y connut Boileau et Molière : avec eux, il hanta le Mouton blanc et la Croix de Lorraine ; et il apprit à rire de Chapelain. Il vit les libres compagnies, les comédiennes ; il éprouva les plaisirs et les passions. Il vécut ce qu’il devait peindre. Deux pièces [6] qu’il donna, et qui ne sont pas des chefs-d’œuvre, achevèrent de le brouiller avec Port-Royal. Il prit pour lui une phrase que Nicole adressait à Desmarets de Saint-Sorlin, avec qui le jansénisme bataillait alors ; et se croyant traité d’ « empoisonneur public, non des corps mais des âmes des fidèles [7] », il lança contre ses anciens maîtres une lettre extrêmement spirituelle et satirique

  1. Le Paysage de Port-Royal, sept odes.
  2. Il avait été faire sa philosophie au collège d’Harcourt.
  3. Pour le mariage du roi. Cette ode fut suivie de la Convalescence du Roi (1663), puis de la Renommée aux Muses, qui lia Racine avec Boileau.
  4. Amasie, refusée aux Marais ; plans des Amours d’Ovide.
  5. La mère Agnès de Sainte-Thècle.
  6. La Thébaïde (1664), jouée par Molière ; Alexandre (1665), jouée par Molière, puis portée à l’Hôtel de Bourgogne, ce qui brouilla Molière et Racine.
  7. Visionnaires. Nicole a écrit contre Desmarets les Imaginaires et les Visionnaires.