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les grands artistes classiques.

Pertharite, le Comte d’Essex avec Suréna ; mais surtout la Mort d’Annibal est une seconde épreuve de Nicomède ; Laodice visiblement n’est qu’un reflet de Rodogune. Même alors, c’est du Thomas, et non pas du Corneille : l’intuition personnelle de la vie morale n’anime pas la conception cornélienne de la volonté ; Essex, malgré quelques beaux cris d’une âme fière, fait l’effet d’un mannequin bien creux, je ne dis pas à côté de Nicomède, mais seulement en face de Suréna.

Au fond, le petit frère a vingt ans de moins que son aîné, et cela fait que, n’en ayant pas le génie, il n’est même pas en état de le comprendre tout à fait. Il est d’une autre génération, d’un autre goût ; et dès son début, dès Timocrate, on sent en lui l’authentique et propre esprit de Quinault. Timocrate, le plus grand succès dramatique du siècle, qui eut 80 représentations, Timocrate vient de la Cléopâtre de La Calprenède : c’est l’idéal romanesque qui reparaît en sa pure fausseté, mais dégagé de toute aspiration héroïque et sublime, détendu, édulcoré, amolli. Timocrate est le parlait amant, qui ne connaît pas de loi, de devoir, de gloire, hors l’amour. Assiégeant la princesse qu’il aime, il vient la servir contre ses propres troupes : haï sous son nom, adoré sous son pseudonyme, il dirige l’attaque et la défense. L’intrigue romanesque, que Corneille avait exclue, est donc rappelée aussi, pour encadrer, mais surtout pour réveiller les langueurs de l’amour galant. Le succès de son contemporain Quinault ne put qu’encourager Thomas à suivre cette voie : et on le voit constamment occupé à doser d’heureux mélanges de Quinault et de Corneille. Même, toujours attentif à prendre le vent, il fera du Racine, quand il sera avéré que le Racine réussit : il écrira Ariane, tragédie élégiaque, où l’héroïne tient de Bérénice et d’Hermione. Le rôle est dessiné, plutôt qu’écrit, avec des indications assez justes pour fournir sur la scène au jeu d’une grande actrice : et cela fait penser à Voltaire plutôt qu’à Racine.

Quinault [1] fut, pendant dix ans, le maître de la tragédie : entre Corneille et Racine, il remplit l’interrègne. Boileau s’est moqué de l’anneau royal d’Astrate, c’est-à-dire des ressorts artificiels et puérils qui meuvent l’action et produisent les situations. Quinault fait une grande dépense de conspirations, de crimes, de politique tragique : le malheur est que tout cela n’est pas sincère. La tendresse (une tendresse sèche, toute de tête, sans un sentiment du

  1. Principales tragédies : la Mort de Cyrus, 1656 ; Amalasonte, 1657 ; Astrate, 1664. Philippe Quinault, né en 1635, entra à l’Académie en 1670. Il ne faisait pas de la poésie son unique métier, et fut reçu auditeur des comptes en 1671. Il mourut en 1688. — Édition : Paris, 1739, 5 vol. in-12.