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molière.

à une raison naturelle) ; c’est folie de vouloir marier le pédant Trissotin à la simple Henriette, l’hypocrite Tartufe à la candide Marianne, le cuistre Diafoirus à la douce Angélique. Il faut un rapport d’âge : la nature destine les jeunes hommes à épouser les jeunes filles ; les vieillards n’ont que la paternité pour carrière ; Arnolphe est coupable de prétendre à Agnès, Harpagon ridicule de se poser en rival de son fils. Il y a enfin une quatrième convenance, convenance suprême qui crée toutes les autres ou y supplée : c’est celle par où la nature conduit les individus à ses fins. Où l’amour existe, la raison existe, et rien n’a droit de résister.

Le second point, c’est l’éducation des filles. Il ne les veut ni cloîtrées et sournoises comme Isabelle, ni abêties et ignorantes comme Agnès, ni précieuses et folles comme Madelon, ni pédantes et sèches comme Armande. La femme à son goût, c’est ou la nonchalante et mondaine Elmire, ou la simple et sincère Eliante. La femme n’est pas pour lui ce petit animal instinctif, illogique, et déconcertant, que nos contemporains aiment à représenter. Ce type ne se rencontre guère dans son œuvre (sauf, un peu, Agnès). En général ses caractères féminins ont quelque chose de viril et de vigoureux ; et son honnête femme est tout à fait identique à un honnête homme : raison éclairée, volonté droite, voilà le type, qui est féminisé par la grâce affinée et par l’innocente coquetterie.

La jeune fille de qui sortira une telle femme, ce sera la sensée, l’aimable Léonor, ce sera l’exquise Angélique du Malade : ce sera surtout Henriette. Avis aux pères et aux maris : voilà l’idéal. Henriette est amoureuse sans roman ni romantisme, d’un bon et solide amour qui fera une éternelle amitié conjugale ; elle a l’esprit cultivé, lumineux, net ; elle est pratique, elle sait la vie, ne lui demande en fait de bonheur que ce qu’elle peut donner ; elle s’en contente, mais elle y tient, et le réclame énergiquement. Elle s’est formée elle-même, hors de l’influence d’une mère ; et notez que Léonor et Angélique sont orphelines : leur éducation les a donc faites fortes plutôt que tendres [1]. Henriette est raisonnable et joyeuse : c’est une bonne petite bourgeoise, qui sera adorée de son honnête homme de mari et de ses marmots d’enfants. Je sais bien ce qu’on peut trouver qui manque à Henriette : les imaginations ardentes, les sensibilités tourmentées ne s’y satisferont pas ; cela manque d’envolée, de lyrisme ; c’est un peu la poésie de la Gabrielle d’Augier, avec moins de prétention. Henriette, c’est la prose, mais quelle forte et claire et charmante

  1. L’absence des mères dans la plupart des comédies de Molière est très notable. Est-ce que, n’ayant pas connu la sienne, il y avait une lacune dans son expérience ?