Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/542

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
520
les grands artistes classiques.

Femmes, il disait : « L’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme », l’homme qui parle, bien entendu, dans son humeur particulière. Toute la puissance de la plaisanterie de Molière vient de là, et même ses farces les plus étourdissantes ne s’évaporent pas dans la fantaisie : sa bouffonnerie n’est qu’un agrandissement de la réalité, où les caractères ressortent par des effets réellement impossibles, mais essentiellement conformes aux effets naturels.

Pas de vérité sans comique, peu de comique sans vérité, voilà la formule de Molière [1]. Le comique et la vérité se tirent du même fonds, c’est-à-dire de l’observation des types humains. Il suit de là que l’intrigue n’aura qu’une place secondaire : Molière n’y cherche — en général — ni la source du rire, ni l’air de réalité. Il la prend telle quelle la plupart du temps, hardiment banale et conventionnelle, l’éternelle intrigue de la comédie antique et italienne, les amours de deux jeunes gens, servis par un valet ou une suivante, traversés par un père, un tuteur, une mère, un rival ridicules : ce n’est que le cadre où s’étale la comédie, qui est toute dans les caractères. Ce n’est pas que, quand le sujet l’y porte, il ne sache dresser une intrigue vraie, ou même se passer d’intrigue, et laisser la vie même par son mouvement naturel déterminer l’évolution de l’action comique : le Misanthrope, Georges Dandin nous en offrent des exemples. Don Juan, de même ; mais en vertu de son origine, la pièce est construite sur un patron étranger, elle n’a que l’unité biographique et c’est une chronique découpée en tableaux dramatiques.

Plus indifférent encore est Molière, et plus maladroit par suite, dans ses dénouements. Tartufe et Don Juan finissent par des miracles : il faut ici Dieu, et là le roi, pour venir à bout des deux scélérats. Que ne pourrait-on dire sur la lettre providentielle, sur les cascades de reconnaissances, qui terminent tant de comédies de Molière. Ces dénouements sont d’autant plus vicieux, qu’ils consistent dans un renversement du pour au contre : ils annulent d’un coup l’effet des caractères et des passions, pour rendre tout le monde heureux et satisfait. Par là ils sont tout conventionnels, mais par là nécessaires : sans eux, y aurait-il moyen de finir gaiement ces conflits d’égoïsme qui s’exaspèrent ? et s’ils étaient moins brusques, la place et le temps donnés à leur préparation ne seraient-ils pas enlevés au déploiement des caractères ?

Parfois avec l’intrigue disparait l’utilité de dénouer. Le Misanthrope laisse Alceste en face de Célimène ; il pourra, s’il veut,

  1. Il a porté cette vérité même dans son jeu, qu’il a rendu le plus naturel possible