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les grands artistes classiques.

extérieure, de ses chagrins et de ses passions comme de ses courses et de ses luttes, il tira de l’expérience une large connaissance des travers, des faiblesses, des vices de la commune humanité.

Une imprudente et légèrement ridicule idolâtrie a faussé, noyé, affadi les traits réels de sa physionomie. Sachons le voir comme il est, avec sa belle énergie et son infatigable activité, son bon sens ferme et fin, ses instincts généreux, humains, bienfaisants. Mais enfin, c’était un homme, et un comédien ; et il y avait d’étranges mœurs parmi les comédiens du xviie siècle, et les Béjart furent pires parmi les pires. Molière vivait dans le monde le plus libre de son temps et le plus irrégulier. Il fut faible contre ses passions, peu rigoriste, et même relâché en certaines matières. Les ennemis de Molière l’ont calomnié, j’en suis persuadé : même ainsi, il ne faut pas regarder de trop près son mariage. Ces choses-là sont de celles où il ne faut pas insister : il y a assez d’autres parties à aimer dans Molière, et je viens à son œuvre.


3. L’ŒUVRE DE MOLIÈRE : COMIQUE ET VÉRITÉ.


Il y a d’abord une question dont il faut nous débarrasser : celle du style de Molière. La Bruyère, Fénelon, Vauvenargues, Schérer l’ont accusé de mal écrire [1]. On lui a reproché du barbarisme et du jargon, des phrases forcées, des entassements de métaphores, du galimatias, des impropriétés, des incorrections, des chevilles, des répétitions fatigantes, un style inorganique. « Molière est aussi mauvais écrivain qu’on peut être. » (Schérer.)

Faisons la part du vrai : les négligences abondent dans Molière, et son style a tous les défauts, les taches, les bavures que l’extrême l’rapidité de la rédaction y peut mettre. Pour suffire à tous ses emplois, et écrire encore tant de pièces, il fallait que Molière improvisât : et cela se sent. Mais, pour être juste, il faut reconnaître que, malgré tout, Molière est un admirable écrivain. Est-ce le jargon des paysans et des servantes, des Suisses et des provinciaux, que La Bruyère n’aime pas ? sont-ce les formes incorrectes du parler populaire ? Molière fait parler chaque caractère selon sa condition ; le style est une partie de la vérité du rôle, et blâmer dans ses pièces le jargon provincial, campagnard ou populaire, c’est reprendre le choix des personnages et des sujets qui exigent ces formes du langage : ce qui change totalement la question.

  1. La Bruyère, ch. i ; Fénelon, Lettre à l’Acad., Projet d’un traité sur la comédie ; Vauvenargues, Réflexions critiques sur quelques poètes ; Scherer, le Temps du 18 mars 1882 ; au contraire, M. A. Dumas, Préface du Père prodigue.