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boileau despréaux.

et de sa vie. De ces impressions de Parisien sont faites les satires III et VI, une bonne partie du Lutrin, les plus forts endroits de la satire X : et le vrai Boileau, le Boileau original et qui compte en art, est là. La rue grouillante et bruyante, un intérieur, un dîner, une procession, des chantres à la taverne, des profils de poètes, de médecins, de chanoines, un jardin de banlieue, et une face bâillante de jardinier, voilà la nature, vulgaire et bornée, que Boileau rend avec une franchise, parfois une crudité singulière. Il fait penser à certains petits Hollandais ; ou, si vous voulez, c’est le Coppée, nullement sentimental, du grand siècle.

Mais ce siècle et même son propre esprit ont combattu, gêné, comprimé son tempérament. À l’expression simplement réaliste des choses extérieures et communes, Boileau a mêlé ses malices de bourgeois indévot, ses épigrammes de polémiste littéraire : il a tâché le plus souvent de mettre des idées, de l’intelligence dans ses vers, d’en pénétrer ou d’en entourer ses sensations. Il a eu la superstition du sujet : étant né pour faire de petits tableaux d’une grande intensité d’impression, sans signification intellectuelle ni liaison rationnelle, il a inventé des lieux communs d’une banalité désespérante pour les encadrer, comme dans la satire X. Il a sué sur des transitions. Il a donné ses impressions pour des arguments, il a mis des intentions, ou des prétentions morales dans sa peinture. De là la composition dure, incohérente de ses satires, et la grande supériorité du détail sur l’ensemble.

Si l’on ne recherche dans les vers de Boileau que des impressions, on lui rendra justice. Il a fait, sans se douter qu’il en faisait, des transpositions d’art étonnantes pour le temps : il a rendu par des mots, dans des vers, des effets qu’on demande d’ordinaire au burin ou au pinceau. Et il a une précision, une vigueur, parfois une finesse de rendu qui sont d’un maître. Dans le Repas ridicule, dans les Embarras de Paris, dans la Lésine de la satire X, la réalité vulgaire est traduite avec une exactitude puissante : et dans le Lutrin, ce qui est purement pittoresque et traduisible par le dessin et la couleur, profils et gestes de chanoines, de chantres, meubles, flacons, « natures mortes », tout cela est indiqué d’un trait sûr et léger, avec une charmante sincérité.

Est-ce de la poésie ? Je ne sais : car qui décidera s’il y a, s’il peut y avoir une poésie vraiment, absolument réaliste ? Mais c’est de l’art à coup sûr, et du grand art, par la probité de la facture solide et serrée, par le respect profond du modèle, par le large et sûr emploi du métier. Boileau a le sentiment très net et très juste du vers comme forme d’art. Pardonnons-lui d’avoir usé de l’alexandrin classique, coupé à l’hémistiche, et qui proscrit l’hiatus et l’enjambement : il a du reste varié ses coupes plus qu’on ne