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les mondains.

autant que cela sert à son dessein. Mais il est à noter qu’il n’affadit pas son personnage : il lui arrive de se noircir à plaisir : il ne lui déplaît pas de montrer combien son âme est supérieure aux préjugés, aux vertus des âmes médiocres. Comme il n’a pas moralisé son récit, ses mensonges n’altèrent pas la vérité générale de ses peintures : dans l’ensemble, son temps et lui y sont admirablement représentés avec une incomparable vigueur. Sa narration est chaude, vivante, pittoresque : elle est tumultueuse, « grouillante », comme la réalité, mais avec cela d’une lumineuse netteté. Il y a peu de pages qui donnent mieux la sensation du Paris des jours d’émeute, que son tableau des Barricades.

Aux narrations s’ajoutent deux éléments que Retz a su employer avec une rare maîtrise : les raisonnements politiques, et les portraits. Non par une nécessité seulement de son sujet, mais par un goût qui fut celui de toute sa génération, Retz se complaît aux réflexions sur la politique : et il y a peu de morceaux plus amples à la fois et plus profonds que le début de sa seconde partie où il recherche les causes de la guerre civile. Pascal même n’a pas signalé par un mot plus saisissant le danger de poser certaines questions sur l’origine du pouvoir, sur l’accord du droit des rois et du droit des peuples. Retz se plaît à détailler les conversations, les discussions politiques, où chaque partie fait valoir son intérêt de gloire ou de profit : et son entretien avec Condé, au début de la Fronde, fait vraiment pendant aux grandes scènes politiques de Corneille.

Le goût des portraits, Retz l’a pris aussi à son monde ; il y a été vraiment supérieur. Esquisses ou profils rapides, portraits en pied curieusement étudiés, on en trouve de toutes les sortes chez lui, et qui ne sont jamais insignifiants. En deux mots, il définit un homme, par sa propriété essentielle ; ou bien il développe tous les replis, fait valoir toutes les nuances, explique tous les rouages avec une clairvoyance qui devient à l’égard de ses ennemis la plus exquise perfidie. Il a marqué Richelieu, Mazarin, La Rochefoucauld, tous les acteurs de la Fronde, de traits inoubliables. Ce n’est pas qu’il faille toujours le croire : il fausse parfois ses portraits, non parce qu’il voit mal, mais selon l’idée qu’il veut donner de l’original. Il manque de probité, non de pénétration.

Si ses portraits ne sont pas toujours vrais individuellement, ils le sont humainement. Retz fausse l’histoire, non la psychologie. Et, portraits ou récits, ses Mémoires sont d’un bout à l’autre une peinture curieuse du jeu complexe des sentiments et des intérêts humains. Retz a une connaissance profonde de son modèle, et une connaissance pratique, non théorique. Il a pénétré l’homme, mais aussi les hommes, chaque homme : la psychologie était une