Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/502

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
480
les grands artistes classiques.

qu’il intrigue vigoureusement, il joue au prélat persécuté, au martyr, il étale ses angoisses pastorales, d’être loin de son troupeau, de le savoir délaissé, sans guide et sans gardien ; il envoie en France des mémoires, des lettres, où respire l’âme évangélique des Athanase et des Grégoire : le merveilleux comédien !

La paix des Pyrénées le convainquit que la partie était irrémédiablement perdue. Il ne s’obstina pas : il ne chercha qu’à tomber avec grâce — en se faisant le moins de mal possible. Il s’assure sous main des intentions du roi : alors, sans marchander, sans stipuler, sans se défier, il écrit au roi une lettre où il abandonne tout ; il se démet de l’archevêché de Paris. Il a bien joué le coup de la grandeur d’âme : les compensations attendues lui sont données, de riches abbayes, dont Saint-Denis.

Il rentre en France, et sa volonté embrasse la seule vie qui pût conserver sa gloire. Il est difficile, quand on a perdu de telles parties, de vivre, de vieillir avec dignité : Retz y réussit. Il lui suffit de se donner l’air de renoncer à tout, de sembler ne garder du passé ni une espérance, ni un regret, ni un ressentiment. Il s’appliqua à payer ses dettes énormes ; il jouit de la conversation des honnêtes gens ; il écouta Boileau, Molière, qui parfois vinrent lui lire leurs œuvres nouvelles. De temps à autre, il allait à Rome, pour le service du roi, et montrait dans les négociations, dans les conclaves, que son génie ne s’était pas affaibli. Il n’aurait pas été fâché de persuader à Louis XIV qu’il était capable d’être un excellent ministre des affaires étrangères : mais il ne marqua cette secrète espérance que par l’empressement de son service. Enfin, quand il fut tout à fait certain que sa vie était finie, il se démit du cardinalat : humilité que le public admira, et qui découvrit au malin Bussy le secret du personnage. Retz est bien cornélien : toute sa vie d’un bout à l’autre est une œuvre de volonté. Rien ne le retient : religion, piété, intérêt public, probité, ce ne sont pour lui que des moyens. Rien ne l’égare aussi, pas même ses vices, ni son amour-propre, qui servent ou qui s’effacent à propos. Et par Retz se révèle l’affinité de l’héroïsme cornélien avec la virtù italienne : il est sublime d’absolue immoralité dans la grandeur d’âme continue.

Ses Mémoires sont une des occupations décentes de ses dernières années : ils suffiraient à montrer que le personnage n’a pas changé. Retz se joue impudemment de la vérité : il dit ce qu’il veut qu’on croie, il prépare sa figure pour l’immortalité. Aucun mensonge ne lui coûte pour se faire valoir : il fausse les dates, dénature ou suppose les faits. N’ayant pas, au reste, la vanité professionnelle de l’écrivain, il n’en a pas les scrupules d’art, et il copie indifféremment les documents qu’il a sous les yeux, journaux ou pamphlets,