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les mondains.

déchue. MM. de Port-Royal ne pouvaient pas méconnaître que l’enquête conduite par La Rocheloucauld aboutissait à la conclusion même qui s’ébauchait dans les notes confuses laissées par M. Pascal, et donnait une base rationnelle aux dogmes de la chute et de la grâce. Et qui sait si le succès des Maximes ne leur a pas persuadé qu’ils pouvaient sans danger pour la gloire de leur ami donner les fragments décousus de son œuvre inachevée ?

Au reste La Rochefoucauld n’est pas janséniste : aucune idée religieuse ne le guide. Il formule impartialement, avec une probité scientifique, les lois des faits qu’il a observés. Mais comme il dit en cinq mots la vérité que le roman dilue en un volume, notre amour-propre trouve le breuvage amer. Les grimaces, pourtant, sont inutiles : La Rochefoucauld a vu ; et il serait difficile de lui contester rien d’important. Surtout il a vu son temps, le temps de la Fronde, le temps des romans héroïques et des tragédies cornéliennes. Chacune de ses maximes est comme une piqûre d’épingle qui dégonfle l’idéal emphatique ou les aspirations surhumaines de l’âge qui finit. Ce témoin, cet acteur des brillants drames de l’amour et de l’ambition, une fois qu’il a quitté la scène, nous dit ce qu’il a trouvé, en lui, autour de lui ; toujours, partout, une base d’égoïsme et de calcul. Que pouvait lui offrir un Condé, un Retz, un Mazarin ? En son temps, en son monde, il ne pouvait voir que ce qu’il a vu ; et s’il faut corroborer son témoignage par d’autres, demandez à la bonne Mme de Motte-ville, qui n’avait pas des yeux de lynx, ce qu’elle en pense : elle n’a pas pu vivre à la cour, et continuer de croire au désintéressement. Ainsi les Maximes sont comme le testament moral de la société précieuse.

Elles sont aussi son testament littéraire. Il y a encore du bel esprit, du pailletage, des concetti dans les Maximes : il y en avait surtout dans la 1re édition. Mais, à l’ordinaire, la pensée est solide, exacte : la finesse est dans le discernement et dans la notation des nuances, dans l’appropriation exquise du mot à l’objet, dans la vaste compréhension des brèves formules, qui mettent l’esprit en branle, et l’obligent à parcourir un long cercle d’idées inexprimées. Mme de Schomberg aimait dans La Rochefoucauld « des phrases et des manières qui sont plutôt d’un homme de cour que d’un auteur ». Elle avait raison, et ce style est exquis de naturel — de naturel laborieusement exprimé, mais enfin de naturel effectivement réalisé. C’est la perfection — pour la première fois manifestée — du style mondain, point artiste, qui tire toute sa valeur de ses propriétés intelligibles.

À cette date de 1665, contemporaine des Satires, antérieure de deux ans à Andromaque, de cinq aux Pensées, les Maximes sont un