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les mondains.

ses affaires et de son corps ; une période de méditation amère, lorsque, infirme et vieilli avant l’âge, il se remet en mémoire ce que lui ont valu ses hautes aspirations, lorsqu’il raconte les faits auxquels il a pris part, dans ses Mémoires, et en tire la philosophie, dans ses Maximes.

Rien ne réussit à cet homme, pourtant supérieur, parce qu’il n’avait pas une nature simple. La vanité, chez lui, entravait l’ambition ; la passion déconcertait les calculs de l’égoïsme ; l’intelligence faisait hésiter la volonté : il était irrésolu, inconstant ; il paraissait peu sûr à son parti, qui ne lui pardonnait point de le juger parfois, et de se juger lui-même en tant qu’il y coopérait, avec trop de clairvoyance. De là ce je ne sais quoi de trouble, de là cette impuissance à remplir son mérite, que signale un ennemi pénétrant, le cardinal de Retz. Un des premiers, et de cela encore son parti lui sut mauvais gré, le duc de la Rochefoucauld [1] comprit que la royauté avait partie gagnée contre la noblesse, et se résigna à recevoir la compensation quelle offrait au lieu de l’influence politique annulée, la sécurité oisive de la vie mondaine, brillamment rehaussée de l’exercice désintéressé des forces intellectuelles. Il y chercha l’adoucissement de ses désillusions, et se fit une vieillesse paisible, sinon heureuse, illuminée d’exquises amitiés de femmes : au premier plan, Mme  de Sablé, puis Mme  de la Fayette ; d’un peu plus loin, Mme  de Sévigné. IL n’était pas causeur ; une pointe d’amertume passait dans la gravité souriante de ses propos ; il portait avec une grâce héroïque l’incurable blessure que la trahison de la vie lui avait faite.

Il avait caché son moi : il ne l’avait pas ôté, comme dit Pascal : on le voit bien aux Mémoires, où il règle sans en avoir l’air les comptes de toutes ses rancunes, et compose son personnage pour la postérité. Les Maximes sont plus sincères, parce qu’elles sont plus générales, et confessent le siècle avec l’auteur. Il les élabora lentement, sous le contrôle rigoureux de l’expérience, non la sienne seulement, mais celle de tout son monde. Mme  de Sablé s’était retirée depuis 1659 auprès de Port-Royal, ajoutant la dévotion à tous ces défauts et qualités qui composaient sa charmante personne. Son salon fut un des lieux où la préciosité s’épura en politesse. Tournant son goût de fine subtilité vers les solides

  1. François VI de la Rochefoucauld (1613-1689) se jeta dans les intrigues contre Richelieu, puis dans les deux Frondes, sous l’influence de Mme  de Chevreuse, puis de Mme  de Longueville. Il fut très grièvement blessé au combat de la Porte Saint-Antoine.

    Éditions : Maximes, 1re, 1665 ; 5e, 1678 ; Œuvres complètes, édit. Gilbert, coll. des Grands Écrivains, 3 vol. in-8, Paris, 1868 ; Œuvres inédites, édit. de Barthélémy, in-8, Hachette, 1863. — À consulter : Prevost-Paradol, Moralistes français. J. Bourdeau, La Rochefoucauld (Coll. des Grands Écriv.), Hachette, in-16, 1895.