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la première génération des grands classiques.

héros « impeccables » : car si les maximes de la raison sont vraies, il ne saurait y avoir place pour le repentir, ni pour le regret, ni pour le changement, comme disait Descartes. De là enfin résulte que ces héros sont des raisonneurs : car ils n’agissent pas par aveugles impulsions, et les objets même de leur passion sont transformés par eux en fins de leur raison. Ils sont donc toujours conscients, et toujours réfléchis.

Cette conception a sa vérité : elle représente, en leur forme idéale, les âmes fortes et dures, qui raisonnent leurs passions, les âmes des Richelieu [1] et des Retz, des grands ambitieux lucides et actifs. Ce qui a fait le plus méconnaître cette vérité, c’est qu’on a longtemps identifié l’héroïsme cornélien à la vertu. Or il n’a pas nécessairement un caractère moral. Il exprime la force, et non la bonté de l’âme. Tous les mots sublimes de Corneille — si nous recueillons nos souvenirs — sont des réalisations imprévues de l’absolu de la volonté. Aucune affirmation essentielle de la moralité intrinsèque des actes n’y est impliquée. La volonté peut être employée au crime ; voyez Cléopâtre dans Rodogune. Elle reste « la volonté », admirable par le degré d’intensité, abstraction faite de la qualité, de la forme des actes. Et ce spectacle a sa moralité, très particulière et de qualité supérieure. Toujours, et plus que jamais aujourd’hui, dans l’universelle veulerie qui est la plaie de notre siècle, il n’y a point de leçon plus précieuse à donner, qu’une leçon de vouloir, à quoi que ce vouloir s’applique. Voilà par où Corneille est sain.

N’est-il pas bizarre que Corneille, qui dans Œdipe a si éloquemment affirmé le libre arbitre, qui a employé tout son théâtre à le manifester, se soit démenti dans un de ses chefs-d’œuvre, et qu’il ait fait le janséniste dans Polyeucte ? Aussi ne l’a-t-il pas fait, et cette interprétation de Polyeucte est un pur contresens : la pièce est plutôt moliniste ; et la grâce dont on parle est celle des jésuites, théologiens de la liberté, et anciens maîtres du poète.

Cette conception de la volonté toute-puissante est-elle dramatique ? Malgré les chefs-d’œuvre de Corneille, la question peut se poser. En effet l’identité est le caractère, le signe de la volonté : où il y a changement, flottement, il n’y a sûrement pas volonté. Puis, ou la volonté n’existe pas, ou elle est maîtresse. Peindre la volonté vaincue, ou demi-vaincue, ce n’est pas peindre la volonté. Il faut que les luttes de la volonté soient courtes, ses victoires rapides : ainsi les stances de Rodrigue, l’angoisse de Pauline au retour de Sévère. Enfin la volonté, qui ne supprime pas les passions, les arrête, en supprime les signes, ne laisse passer que les actes qu’elle

  1. À consulter : Hanotaux, la Jeunesse de Richelieu, in-8, 1893.