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la première génération des grands classiques.

renoncer : même poursuivant Rodrigue, Chimène se croit le droit, le devoir de l’aimer. Mais cet amour même exige qu’elle ne fasse rien pour le satisfaire : subtilité curieuse et noble. Si l’estime en effet détermine l’amour, il faut agir, non pour l’amour, mais pour l’honneur, pour le devoir, dont la perte ou dont la violation ne laisserait pas subsister l’estime. Et ainsi on ne mérite l’amour qu’en ne faisant rien pour lui. Mais il ne s’agit pas de le sacrifier. Ecoutez Rodrigue :

Qui m’aima généreux, me haïrait infâme…
Je t’ai fait une offense et j’ai dû m’y porter,
Pour effacer ma honte et pour te mériter.

Et de là, les âmes des deux amants s’unissent plus étroitement quand leurs actes s’opposent le plus ; grandis par l’effort, ils sont plus dignes d’amour, ils en obtiennent plus, à mesure qu’ils y cèdent moins.

Deuxième conséquence:la raison s’éclairant peut changer l’amour. Si le bien qu’on aimait est connu pour faux, ou si on reçoit la notion d’un bien supérieur, l’âme déplacera son amour du moins parfait au plus parfait. C’est toute la psychologie de Polyeucte. Polyeucte aime Pauline dès le début « cent fois plus que lui-même »; près du martyr, il l’aimera

Beaucoup moins que son Dieu, mais bien plus que lui-même.

Ce nouveau terme de comparaison explique toute la transformation de son âme. Lorsqu’il connaissait mal Dieu, Pauline était tout pour lui : l’œuvre de la grâce achevée, son amour est tout à Dieu, et ne retombe sur la créature que renvoyé sous forme de charité par l’amour même de Dieu. Même aventure arrive à Pauline : Sévère longtemps a été tout ce qu’elle connaissait de meilleur ; elle l’aimait donc plus que tout. Mais Polyeucte, converti, rebelle, martyr, lui révèle un héroïsme supérieur, tandis que la situation accuse les parties vulgaires de l’amour de Sévère : l’amour de Pauline se transportera donc à Polyeucte, d’où il s’élancera jusqu’à la souveraine perfection, jusqu’à Dieu. Tout le mécanisme moral de la tragédie se déduit de la définition cartésienne et cornélienne de l’amour.

Avec l’amour, à bien plus forte raison, les autres passions se réduiront à la connaissance. Et de là tout principe d’agir est transporté à la raison, toute force d’agir à la volonté. Là est le trait original, et capital, de la psychologie de Corneille, toujours d’accord, je le répète, avec Descartes, et toujours conforme aussi à la réalité contemporaine. L’héroïsme cornélien n’est pas autre