Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/455

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
433
corneille.

naires mais vraies : il repousse les faits fabuleux, irréels, qui ne peuvent servir que de symboles. Il veut du merveilleux rationnel. Dans toutes ses tragédies (je ne parle pas des pièces à machines qui étaient comme des ébauches d’opéra), je ne trouve que deux sujets légendaires, Médée, qui précède le Cid, et Œdipe, qui est une erreur. Il a pris ses sujets presque exclusivement dans l’histoire, et chez les historiens : Rodogune, c’est l’Asie hellénisée des successeurs d’Alexandre ; Suréna, c’est l’empire parthe ; Pertharite, ce sont les Lombards : le Cid, Don Sanche malgré leurs origines poétiques, sont encore des sujets d’histoire. Mais Corneille s’est arrêté avec prédilection à l’histoire romaine, où il n’y a guère d’époque qu’il n’ait représentée ; les rois dans Horace ; la conquête du monde dans Sophonisbe et dans Nicomède ; les guerres civiles dans Sertorius et dans Pompée ; l’empire dans Cinna, Othon, Tite et Bérénice, Pulchérie ; le christianisme et l’empire dans Polyeucte et Théodore : les barbares et l’empire dans Attila, l’empire byzantin dans Héraclius.

C’est ce qui a donné lieu à des observateurs superficiels de se figurer un Corneille historien. Il est aisé de relever certaines peintures exactes et frappantes : mais combien d’erreurs de fait, combien de fausses couleurs néglige-t-on ? Nicoméde formule en vers admirables les maximes de la politique romaine : Sévère et Félix, dans Polyeucte, représentent avec justesse les sentiments des Romains à l’égard du christianisme. Il y a dans Othon d’étonnantes peintures des mœurs de cour sous l’Empire. Mais le jugement d’Horace, mais la cour d’Auguste, et le caractère d’Auguste, et le caractère de Nicomède, et la chronologie d’Héraclius, et ce chimérique Flaminius si dextrement substitué au réel Flamininus pour amener une belle riposte, est-ce de l’histoire tout cela ? Au fond, toutes les fois qu’il a cru pouvoir le faire sans qu’on s’en aperçût, et avec quelque utilité théâtrale, Corneille a travesti la vérité historique. La vérité historique n’est pour lui qu’un instrument de vraisemblance. Il en cherche l’illusion plutôt que la réalité, avec une minutieuse patience, dans le dépouillement des textes, dans la collection des petits faits et des noms locaux ; et cela lui a réussi, puisqu’il a trompé jusqu’aux critiques.

Au fond, dans l’histoire, une chose l’intéresse, c’est la politique. Et c’est pourquoi il a si bien réussi ses personnages de magistrats et d’hommes d’État, ses théoriciens du gouvernement, de la conquête et de la sédition. C’est pourquoi aussi il a travaillé de préférence sur l’histoire romaine, la plus politique de toutes les histoires. Ce goût lui était commun avec sa génération, génération de patriotes, témoins curieux et volontiers acteurs du drame politique : les Lettres de Chapelain, le Ministre d’État de Silhon,