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corneille.

par des impulsions instantanées, tandis que la volonté se reconnaît surtout à la constance des effets, et il n’y a pas de constance sans une certaine durée. Voilà pourquoi les vingt-quatre heures font un peu violence au sujet du Cid, tandis qu’Andromaque ou Phèdre s’y renferment sans peine.

Le caractère des intrigues de Corneille se déduit d’une raison analogue. Il ne faut pas en exagérer la complication. D’abord il n’a pas usé de moyens romanesques : on ne citerait pas un travestissement, pas un incognito, dans son théâtre, hors Don Sanche qui n’est pas une tragédie, hors Héraclius aussi : mais dans Héraclius la substitution d’enfants n’est pas un moyen de traiter le sujet, c’est l’essence même du sujet, et de cette donnée singulière le poète veut tirer moins des péripéties surprenantes que des états d’âme pathétiques ; ce qui l’intéresse, c’est le cas moral, extraordinaire sans doute, mais humain, de Phocas. Il n’a pas usé non plus des reconnaissances ; il a fait parfois revenir des gens qu’on croyait morts comme Sévère dans Polyeucte : mais l’espèce de reconnaissance de Sévère et de Pauline pose le problème psychologique de la pièce, elle est nécessaire, naturelle ; elle produit des évolutions de sentiments, non des ricochets d’intrigue. Rodogune est une pièce compliquée : oui, dans ses données fondamentales ; non pas, dans son intrigue. Ce qu’on doit retenir du fameux récit pour comprendre la pièce est peu de chose, et la pièce tout entière est le conflit de deux caractères durs, entre lesquels sont tiraillés, écrasés deux caractères faibles. Toutes les complications de l’action sont des complications morales.

El si l’on veut bien y regarder de près, on verra que Corneille intrigue ses pièces par l’invention subtile, non pas des faits, mais des sentiments. S’il lui faut supposer parfois des faits multiples ou des coïncidences trop arrangées, c’est qu’il médite des cas de conscience raffinés, des conflits héroïques de sentiments. Si la tragédie morale semble souvent continuer un roman ou s’y superposer, et si son action semble parfois, soit au début, soit dans le cours des pièces, recevoir l’impulsion du dehors, c’est qu’il peint des volontés, comme nous le verrons, et que ces volontés, sûres et constantes, ne changeraient point d’état ou de posture, ne livreraient point de combat, si des accidents de fortune ne leur suscitaient des ennemis dans le moi ou hors du moi. Si enfin l’action tragique dans Corneille ne reste pas intérieure jusqu’au dénouement qui l’extériorise en un acte ou un état définitifs de crime ou de malheur, c’est encore qu’il peint des volontés, et que la volonté tend nécessairement aux effets ; elle aspire à réaliser ses déterminations, elle est active ; de là vient que l’action, chez Corneille, ricoche constamment de l’intérieur à l’extérieur, de la pensée à l’acte et de l’acte à la pensée.