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la première génération des grands classiques.

dramatique qu’un genre littéraire. Avec la salle des Confrères, les comédiens avaient loué leurs décorations : le renouvellement des sujets ne porta point d’abord atteinte aux traditions scéniques, et Hardy ne songea point à construire sa Didon ou sa Marianne autrement qu’il n’eût découpé une Vie de Sainte Catherine ou une Histoire d’Amadis. Le principe de la mise en scène est le décor simultané, la juxtaposition de tous les lieux nécessaires au développement successif de l’action. Par exemple, pour une pièce perdue de Hardy, le décorateur de la comédie note ainsi la mise en scène : « Il faut au milieu du théâtre un beau palais, et à un des côtés une mer où paraît un vaisseau garni de mâts, où parait une femme qui se jette dans la mer, et à l’autre côté une belle chambre qui s’ouvre et ferme, où il y ait un lit bien parc avec des draps [1] ». Il pouvait y avoir ainsi cinq ou six lieux figurés ensemble, sur la scène. Quand les lieux étaient voisins dans la réalité, l’acteur passait lentement de l’un dans l’autre : éloignés, il quittait la scène pour y rentrer aussitôt. Aux changements du lieu correspondait souvent l’écoulement plus ou moins long du temps, une heure, un jour, un mois, une année, ou plus, selon que voulait et indiquait le poète. Ainsi arrivait-il qu’on voyait, à l’acte IV de la Force du sang, une femme sur le point d’être mère dans la scène i, et dans la scène iv la même femme accompagnée d’un fils de sept ans.

Hardy n’eut jamais de scrupule sur la légitimité de ces conventions, et son théâtre est résolument irrégulier. Il ne chercha pas non plus à maintenir les chœurs. Cependant, en ses jours de prétention littéraire, il se réclamait de Ronsard. Au fond, pour lui comme pour Régnier, comme pour D’Aubigné, Ronsard, par une illusion dont l’histoire littéraire offre plus d’un exemple, Ronsard était le représentant de la liberté de l’art, du facile et fécond naturel, contre Malherbe et contre les puristes tyrans du vers et de la langue. Ronsard sans doute eût renié ce grossier versificateur, si peu poète, si peu artiste.

Et pourtant Ronsard aurait eu tort. Lorsqu’on voit l’irrégularité extravagante et confuse, l’incohérence romanesque de la tragédie aux environs de 1600, on se rend compte que l’irrégularité méthodique de la tragédie de Hardy est une restauration. Il revient aux sujets antiques, aux faits illustres, historiques ou légendaires ; il ne donne guère dans le romanesque. Et sans abandonner encore le point de vue pathétique de la tragédie lyrique de la Renaissance, il indique, par un sûr instinct dramatique, l’intérêt qui peut résulter d’une action animée et graduée. Qu’on lise, si l’on peut,

  1. Mss de Laurent Mahelot, Bibl. Nat., Fr. 24 330 (Mem. de la Soc. de l’Histoire de Paris, t. XXVIII) ; cf. Rigal, ouvr. cité, et le Catalogue du Ministère de l’instr. publ. et des beaux-arts pour l’Exposition universelle de 1878, Paris, 1878, p. 60 et 80.