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littérature héroïque et chevaleresque.

composaient et chantaient. Maîtres de la Gaule, et devenus chrétiens, les Francs oublièrent ou réduisirent en faits humains leurs mythes religieux : ils gardèrent leurs poèmes historiques et leur goût pour les récits épiques qui exaltent le courage et enchantent l’imagination. Même, tandis que leur histoire, sur cette terre de Gaule qui leur appartenait, faisait germer de nouveaux chants, les anciens, avec ce dédain de la chronologie qui est le propre des temps épiques et des légendes populaires, continuaient d’évoluer, et se chargeaient de faits récents ou se rajeunissaient pour s’y adapter. Ainsi dans cette histoire poétique des Mérovingiens, dont on parlait tout à l’heure, se laissent entrevoir des vestiges de vieux poèmes francs ; dans les chansons de gestes, certains récits, certains personnages, des traits de mœurs, des usages de la vie guerrière et civile sont des résidus manifestes de la plus ancienne poésie et de la plus ancienne civilisation des Francs. Le nain Obéron, l’Auberon de nos chansons de geste, l’Alberic des Nibelungen, est entré certainement chez nous avec les compagnons de Clovis.

Cependant il faut bien savoir ce qu’on entend quand on dit que l’épopée française est d’origine germanique. Tout ce qu’il y eut de chants tudesques, avant et après l’invasion franque, tout ce que Charlemagne en fit recueillir n’intéresse pas directement notre littérature. On l’a dit avec raison, une épopée française ne peut sortir que de chants en langue française, ou en langue latine, puisque le français est du latin qui a évolué. Dès que les Francs se furent mêlés aux Gallo-Romains, eurent pris la langue latine, dès le milieu du vie siècle, il y eut assurément des chants épiques en latin, « en langue romaine rustique », comme il en continua d’éclore en tudesque pour les Francs non romanisés de l’Austrasie. Le fameux poème en l’honneur de Clotaire II dont l’auteur de la Vie de saint Chilien transmit quelques vers à l’auteur de la Vie de saint Faron, était assurément en latin vulgaire : les femmes de la Brie qui le chantaient n’ont jamais parlé tudesque.

Les Francs agirent donc comme un ferment sur la masse gallo-romaine. Par eux, les aptitudes poétiques de la race celtique, engourdies sous la domination romaine par l’élégant rationalisme de la littérature savante, comme par la pression monotone de la protection administrative, furent réveillées : les âmes, préparées déjà par le christianisme, violemment secouées par l’instabilité du nouvel état social, recouvrèrent le sens et le don des symboles merveilleux ; et dans la famine intellectuelle que produisit la ruine des écoles, l’aristocratie gallo-romaine, sujette des rois francs et compagne de leurs leudes, associée aux fêtes comme aux affaires, quitta sa délicatesse et ses procédés raffinés de pensée et de lan-