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la première génération des grands classiques.

D’ailleurs la tragi-comédie ne prit pas d’essor avant le xviie siècle[1].

Il n’est donc pas vrai, en somme, de dire que la Pléiade ait fondé la tragédie française. La date de 1552, si pompeusement célébrée par Ronsard et tous les amis de Jodelle, ne doit pas être acceptée par la critique comme celle d’une révolution dans l’art dramatique. La Cléopâtre marque seulement un progrès sur l’Electre de Baïf, qui n’est qu’une traduction, et sur le Jephté de Buchanan, qui est en latin. Elle n’est pas davantage une œuvre de théâtre. — Mais elle est originale, elle est française, elle a été jouée [2]. Et après elle, beaucoup d’autres tragédies et comédies, des pastorales, des tragi-comédies, enfin toute sorte de pièces du type antique ou italien, ont été’représentées en France, soit dans les palais et les hôtels des princes, soit dans les maisons des particuliers, soit dans les collèges, soit même comme les Mystères et les Moralités, sur des échafauds dressés dans les rues ou les places : elles ont été représentées par les poètes mêmes et leurs amis, ou par des seigneurs et des bourgeois, ou par des écoliers, ou enfin par des comédiens de profession.

Si beaucoup de pièces, et les plus connues, les plus littéraires, n’ont pas été jouées, ce n’est pas que les auteurs n en aient pas eu le désir et l’ambition : ils se sont résignes à imprimer, faute de protecteurs qui lissent les frais du spectacle. Les représentations sont devenues rares et ont cessé de bonne heure à la cour : les guerres civiles surtout en sont cause. Mais en province, et grâce surtout aux écoliers, le théâtre à l’antique et à italienne chassa peu à peu les anciens genres des Mystères et des Moralités ; les comédiens l’adoptèrent. C’était la nouveauté ; cela flattait les lettrés ; et cela n’éveillait pas les scrupules du clergé et des Parlements. J’ai pu compter quatre-vingt-dix représentations antérieures à 1610, et la liste pourrait encore s’allonger. Quand s’ouvre le xviie siècle, la substitution des genres antiques et italiens aux genres français traditionnels est opérée : il n’y a que la farce qui tienne bon.

Mais la tragédie paie sa diffusion d’une diminution de délicatesse littéraire. Les lettrés avaient voulu, et faisaient encore çà et là (par exemple Montchrétien), des pièces en beau style, et à peu près régulières. Le gros public se moquait de la régularité et du style : il exigea du nouveau théâtre ce qui le remuait dans l’ancien, du pathétique et du mouvement. La tragédie renonça à la poésie, se débarrassa des chœurs (c’est chose faite à peu près vers 1600), multiplia les gros effets, étala même des atrocités sur la scène. Elle

  1. H. Carrington Lancaster. The French Tragicomedy (1551-1628). 1907.
  2. Ce qui suit, entre crochets, a été ajouté dans la 11e édition.