toire, la plainte émouvante des grandes victimes de la destinée. C’est ce qu’on entrevoit dans quelques parties de pièces, dans quelques scènes, dans quelques rôles, chez Des Masures, chez Jean de la Taille surtout, et même parfois chez Garnier. Mais ces rencontres sont trop rares. Il est à remarquer que le sens dramatique, loin de se développer à mesure qu’on s’éloigne de Jodelle, va s’atrophiant et s’effaçant : Montchrétien, supérieur par le génie poétique, n’a plus guère de ces lueurs d’invention théâtrale qu’on pouvait encore surprendre chez Garnier dans sa Bradamante, par exemple, ou ses Juives.
Une autre observation qu’on peut faire, c’est que les sujets antiques sont en général les plus froidement traités, avec le plus de rhétorique et de pédantisme : là, en effet, l’imitation à outrance a lieu de s’exercer, et ces pièces se fabriquent par les mêmes procédés que la Franciade. Mais il y a deux autres catégories de sujets, où les poètes étaient plus libres, et contraints même à développer quelque originalité : c’étaient les sujets modernes, et les sujets bibliques. Là, en effet, on se trouvait affranchi malgré soi du joug de l’antiquité, et, comme je l’ai déjà remarqué à propos de la poésie lyrique, l’actualité vivante des sujets ou des sentiments, les passions du temps, surtout le fanatisme ou bien l’enthousiasme religieux, mettaient dans les œuvres un principe de sincérité qui les élevait. Voilà comment les œuvres les plus intéressantes de la tragédie du xvie siècle sont les trois David de Des Masures, le Saul de Jean de la Taille, les Juives de Garnier, et l’Écossaise de Montchrétien. Mais, à part quelques réussites heureuses, ces sujets n’ont inspiré aux poètes que de l’éloquence ou du lyrisme : ils n’ont pas réussi à leur faire créer un drame.
Encore moins y sont-ils parvenus, quand ils ont cherché des voies inconnues à l’antiquité. Sous l’influence des Italiens, ils adoptent la pastorale, illustrée par l’Aminte et par le Pastor fido ; ce genre, d’essence toute descriptive et lyrique, est exactement l’opposé de ce que devait être notre théâtre national [1]. Il ne put rien produire chez nous que de faux et de médiocre, hormis quelques pages sincères de Racan. La vogue du poème de l’Arioste engagea Garnier à écrire sa Bradamante, qu’il nomma tragi-comédie : œuvre hybride, à dénoûment heureux, tragique et familière, dénuée de chœurs, plus alerte et plus directe en son développement que les autres pièces du poète, mais nouveauté dangereuse, en somme, parce qu’elle tendait à dévier la poésie dramatique vers la bigarrure de l’action extérieure et romanesque.
- ↑ J. Marsan, la Pastorale dramatique en France. 1905, in-8.