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la préparation des chefs-d'œuvre.

les unes aux autres, la tirent tour à tour à leur parti, et l’employant à combattre contre elle-même, mettent lame au plus déplorable état qu’elle puisse être… Il est vrai qu’il y a fort peu d’hommes si faibles et irrésolus qu’ils ne veulent rien que ce que leur passion leur dicte. La plupart ont des jugements déterminés suivant lesquels ils règlent une partie de leurs actions ; et, bien que souvent leurs jugements soient faux, et même fondés sur quelques passions par lesquelles la volonté s’est auparavant laissé vaincre et séduire, toutefois… on peut… penser que les âmes sont plus fortes ou plus faibles à raison de ce qu’elles peuvent plus ou moins suivre ces jugements, et résister aux passions présentes qui leur sont contraires. Mais il y a pourtant grande différence entre les résolutions qui procèdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyées que sur la connaissance de la vérité : d’autant que, si on suit ces dernières, on est assuré de n’en avoir jamais de regret ni de repentir, au lieu qu’on en a toujours d’avoir suivi les premières lorsqu’on en découvre l’erreur [1]. » En un mot, « la volonté est tellement libre qu’elle ne peut jamais être contrainte… ; et ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur leurs passions, si l’on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire ».

Tout le monde reconnaît ici la psychologie de Corneille : sur ces deux questions capitales, théorie de l’amour, théorie de la volonté, le philosophe souscrit aux affirmations du poète, et ne fait pour ainsi dire que donner la formule de l’héroïsme cornélien. C’est que tous les deux sont de la même génération, et leur pensée travaille sur des impressions identiques que la même réalité leur a fournies.

La guerre civile avait durci les âmes, tendu les énergies ; nous l’avons constaté déjà à propos de Du Vair : on allait naturellement au stoïcisme. La génération qui s’est élevée entre les souvenirs du terrible passé, et les secousses d’un présent encore troublé, ces hommes des conspirations contre Richelieu et de la guerre de Trente Ans, sont de fortes, même de rudes natures, peu disposées à s’amuser aux enfantillages de la vie sentimentale, capables et avides d’action : Richelieu, Retz sont les formes supérieures du type. Les passions sont plus brutales que délicates : mais l’intelligence est prompte, souple, infatigable. Ces gens-là n’ont rien, absolument rien de féminin : ils se gouvernent par raison et par volonté. Leur galanterie est activité d’esprit, plus que sensibilité. Leur fantastique amour se réduit au fond au culte de la perfection, conception intellectuelle et non sentimentale. Leur héroïsme roma-

  1. Traité des Passions, art. 48 et 49.