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trois ouvriers du classicisme.

mobilisation partielle ou générale des organes en vue de certains effets. Cette concordance continue du physique et du moral produit cette conséquence, que Descartes ne considère pas les passions du point de vue sentimental, mais du point de vue pratique : elles ne valent pour lui que par l’action qui les suit ; il ne songe pas à en composer la vie de l’âme, abstraction faite du reste.

Il n’a point de respect pour elles, n’y voyant que le reflet mental des impressions physiques ; et sans s’arrêter à en mesurer la qualité, la délicatesse, à noter la grâce de leurs frissons ou la majesté de leurs ondes, il les traite comme de brutales impulsions de l’instinct, qui se classent selon leur conformité à la raison et aux « jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal » que la raison fournit. Ainsi, dans l’amour : « lorsque cette connaissance est vraie, c’est-à-dire que les choses qu’elle nous porte à aimer sont véritablement bonnes, l’amour ne saurait être trop grande, et elle ne manque jamais de produire la joie. Je dis que cette amour est extrêmement bonne, pour ce que, joignant à nous de vrais biens, elle nous perfectionne d’autant [1] ». Et dans une âme bien faite, l’amour qui n’est que le désir du bien, se portera toujours au plus grand bien connu : et le degré de l’amour sera en relation avec la perfection connue de l’objet ; il sera goût, amitié, dévotion. « On peut avoir de la dévotion pour son prince, pour son pays, pour sa ville, et même pour un homme particulier, lorsqu’on l’estime beaucoup plus que soi » ; mais « son principal objet est sans doute la souveraine divinité, à laquelle on ne saurait manquer d’être dévot lorsqu’on la connaît comme il faut [2] ». Il arrive souvent que, comme les animaux déçus par des appâts sont conduits par la nature à leur mal, les passions se portent à de faux biens. La raison n’a pas elle-même de force pour faire dominer ses jugements : c’est le rôle de la volonté, à laquelle il appartient de déterminer ceux « sur lesquels elle résout de conduire les actions de la vie ».

La théorie de la volonté est l’âme du Traité des Passions, et elle est fort remarquable. La volonté n’agit pas directement sur les passions, mais elle les modifie indirectement à l’aide de l’imagination, elle les réduit les unes par les autres, enfin elle est toujours maîtresse d’en suspendre les effets extérieurs : elle commande l’action, avec, sans ou contre les passions. « Les âmes les plus faibles de toutes sont celles dont la volonté ne se détermine point à suivre certains jugements, mais se laisse continuellement emporter aux passions présentes, lesquelles étant souvent contraires

  1. Traité des Passions, art. 139.
  2. Ibid., art. 83.