Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/415

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
393
trois ouvriers du classicisme.

Car le sens chez Balzac paraît mince. Ce ne fut pas un génie inventif. Retiré au fond de sa province, il ne se renouvelle pas par le commerce des hommes : et de son fonds, il est sec. Fils peu tendre, vieux garçon, citoyen désintéressé de la fortune publique, enfin parfaitement égoïste, il n’a pas l’excitation qui vient du cœur. Mais ici encore, il faut se garder d’exagérer. La nature, les arbres, les eaux, le clair soleil, lui donnaient du plaisir, et sous ses grandes phrases on sent la sincérité de la jouissance : il a vraiment aimé la campagne, il l’a préférée à la société. La chose n’est pas commune en ce siècle. Puis il avait, à défaut du génie, l’esprit juste, le goût assez fin. Il a très bien compris, et très bien dit — et dit à Scudéry même, — que le Cid est beau, en dépit des règles, et que l’objet de la poésie est le plaisir par la beauté ; il a très finement écrit — et à Corneille même — sur la prétendue vérité historique de Cinna. Il a solidement parlé sur la politique et sur la morale.

Il n’a rien dit de bien neuf, ni de bien profond : il a dit ce qu’il avait lu dans Montaigne et dans les anciens. Dans ses lettres, dans ses dissertations, il a offert à son siècle, enveloppés d’éloquence, les lieux communs qu’il avait, au cours de ses lectures, rencontrés dans les historiens, les orateurs, les poètes, les Pères de l’Église. Banales pour nous, ces idées ne l’étaient pas alors. Il faut se représenter ce qu’étaient les lecteurs de Balzac : les guerres civiles avaient rendu une bonne partie de la noblesse à l’antique ignorance. Les compagnons du Béarnais se moquaient bien de la science ; Biron et Bellegarde n’avaient jamais étudié, et le dernier connétable de Montmorency, qui meurt en 1614, à en croire Saint-Evremond, ne savait pas lire [1]. Ces rudes gentilshommes disparaissaient l’un après l’autre, et la nouvelle génération, née depuis la paix, s’instruisait mieux : mais il y avait encore beaucoup d’ignorance, et il fallait renouer la tradition de la Renaissance.

Balzac fut l’instituteur de la société polie. Il a essayé, selon ses propres paroles, « de civiliser la doctrine en la dépaysant des collèges et la délivrant des mains des Pédants [2] » ; à ceux qui n’étaient pas des savants, et ne lisaient latin ni grec, aux femmes, il a offert la substance de l’antiquité. Il a jeté dans la circulation tous les excellents lieux communs, où consiste la culture supérieure des esprits ; en les vulgarisant, il a mis le public en état de goûter les grandes œuvres dont elles seraient le nécessaire fondement. Est-il si malaisé de voir qu’en compagnie de Voiture on ne se prépare à

  1. Cf. Tallement des Réaux, les Historiettes des contemporains de Henri IV et de la Régence ; et Saint-Evremond, la lettre connue au comte d’Olonne.
  2. Balzac, Lettres, l. VII, I. 49, éd. 1665.