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la préparation des chefs-d'œuvre.

Les hommes de la guerre de Trente Ans, des conspirations contre Richelieu, de la Fronde, n’avaient pas pour idéal de soupirer avec une bergère au bord du Lignon. On leur offrit donc de l’héroïque, des aventures, de grands coups d’épée. En même temps, l’instinct du siècle se précisait : on voulait du vrai. Le vrai dans les sentiments, c’était bien fin pour qu’on y vînt d’abord ; et puis on n’était pas encore assez persuadé, ni par d’assez rudes expériences que les grands sentiments n’étaient pas le vrai. Mais pour les faits, on savait bien ce qui était réel : on ne voulait plus de bergers et de druides ; on voulait du réel, de l’historique, ou prétendu tel. D’Urfé l’avait déjà senti, et je l’ai fait remarquer plus haut. Les faiseurs de romans prirent donc qui le Mexique et le Pérou, qui la Gaule française, un autre l’Asie, un autre Rome. Dans les cadres historiques, ils mirent les sentiments à la mode, les occupations à la mode, héroïsme, galanterie, conversation.

Mlle  de Scudéry y mit plus : la description du monde précieux, hôtels, châteaux, figures et caractères ; Condé, dans Cyrus, avec la bataille de Rocroy très exactement narrée ; dans Clélie, la Fronde, et Pellisson sous le nom d’Herminus, Sarrazin sous celui d’Amilcar, et puis Mme  de Sévigné, Fouquet, La Rochefoucauld, le ménage Scarron, les Jansénistes et Port-Royal. Milon de Crotone se bat en duel, et Horatius Coclès chante aux échos des douceurs pour Clélie. Mais surtout les héros causent ; en paix, en guerre, en prison, ils causent, galamment, spirituellement, de la mort, de l’éducation, des femmes, de la politesse, des lettres, de tout enfin. Il y a beaucoup de sens et d’esprit dans ces conversations un peu longues, qui, publiées à part, devinrent comme le manuel de la bonne société. C’est là ce qui vaut le mieux dans l’œuvre de Mlle  de Scudéry : les portraits, trop vantés, sont trop embellis par un art doucereux pour avoir une grande valeur ou morale ou documentaire. La longueur de tous ces romans, s’ajoutant à leur fausseté, les rend illisibles : une invention inépuisable et banale les pousse d’aventure en aventure et d’histoire en histoire, jusqu’au 10e tome ; et l’on retrouve partout cette improvisation négligée à laquelle Malherbe avait essayé d’arracher les écrivains.

En face de cette littérature galante et emphatique, une autre se présente, triviale et burlesque. Elle semble la parodie de la première, elle l’est parfois en effet, elle en raille l’excès et la fausseté : et c’est en général au même public qu’elle s’adresse ; la littérature comique, picaresque ou grotesque de ce temps-là fait presque ont entière partie de la littérature précieuse [1]. Elle n’est pas

  1. Si on veut voir comment, depuis l’héroïque jusqu’au burlesque, toutes les façons de fausser la nature s’entretiennent et peuvent s’unir dans un seul esprit, on n’a qu’à examiner l’œuvre folle et fantaisiste de Cyrano de Bergerac.