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la préparation des chefs-d'œuvre.

universelle vérité ; et voilà surtout ce qui porta grand dommage à la littérature du xviie siècle.

Car tous les écrivains durent compter avec le goût mondain, que la plupart au reste portaient en eux-mêmes. Il fallut qu’ils y satisfissent, même en le dépassant. Le xviie siècle, qu’on a tort souvent de prendre « en bloc » et de croire tout d’une pièce, nous offre plusieurs courants, plusieurs directions, et comme plusieurs étages de goût et d’idées : il y a communication, juxtaposition, entre-croisement ; à de rares moments et jamais pour longtemps fusion ou confusion. L’esprit de la société polie, esprit précieux d’abord, puis simplement esprit de cour ou de salon, n’est en somme que la forme charmante, étroite, inférieure, du goût classique : c’est au-dessus de lui, bien que souvent pour lui, que se firent les chefs-d’œuvre.


4. POÈTES ET ROMANCIERS PRÉCIEUX.


Pour bien juger la préciosité, il faut la regarder comme une discipline imposée à de fortes natures, pleines encore de sève et de fougue, grossières, brutales [1]. Puis la, délicatesse devenant de plus en plus intérieure et spontanée, à mesure que se brisera le ressort des âmes, et que se videra le réservoir des énergies primitives, les formes se simplifieront, se détendront. Mais jusqu’à la fin du siècle, en somme, la force et la fougue seront sensibles sous la politesse. De là précisément l’exagération du raffinement, l’intempérance cérémonieuse des manières, l’extravagance spirituelle du langage. On ne sait pas encore marcher, on danse ; et toute la vigueur du corps robuste passe dans le bras qui arrondit un salut. Tout est alors en deçà, au delà, ou au contraire de la nature : car la nature est grossière, et le paraît là où elle ne l’est

  1. C’est le point de vue où il faut se placer pour comprendre non seulement la vie de cette époque, mais aussi la littérature précieuse. On ne saurait dire à quel point l’ignorance, la grossièreté, la brutalité étaient venues, après quarante ans de guerres civiles, à la cour et dans la noblesse. Les dames, telles que la marquise de Rambouillet, furent les institutrices de la haute société : elles firent de la galanterie et de la politesse les freins du tempérament ; elles substituèrent peu à peu des plaisirs et des goûts intellectuels aux passions et aux jouissances brutales. Les gens de lettres aidèrent les dames à parfaire leur œuvre : la condition des uns et des autres en devenait meilleure. Voyez dans Sorel comment Francion civilisa Clérante aux environs de 1620. Tous les romans, depuis d’Urfé jusqu’à Mlle  de Scudéry, mais surtout l’Astrée, le Cyrus et la Clélie, sont de vrais « romans d’éducation ». C’est un contresens que d’y chercher, comme Cousin, la peinture du monde réel : ce sont des manuels de civilité, et lorsqu’il s’y trouve des portraits, le rude naturel en est systématiquement éliminé, et tout le tempérament qui résiste au dressage mondain.