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la préparation des chefs-d'œuvre.

de la cour du Vert Galant, elle se retira en son hôtel et y reçut ses amis [1].

La nouveauté était de réunir fréquemment les mêmes hommes

et mêmes femmes, dans une égalité momentanée et dans une liberté parfaite, non point pour la cérémonie, mais pour le plaisir, non point pour un plaisir extérieur et précis, danse, souper, spectacle (quoique ces plaisirs naturellement ne fussent pas exclus), mais pour le simple et essentiel plaisir qui se pouvait tirer de la éunion des esprits, s’excitant mutuellement par le contact, et s’efforçant de produire ce qu’ils avaient de meilleur. Par là, la vie mondaine, échappant au formalisme frivole, eut un caractère profondément intellectuel ; les salons furent comme des marchés d’idées, où les échanges ne languissaient pas, et la fonction propre de l’homme du monde fut la conversation. Il en fut ainsi jusqu’à la Révolution. La Grande Mademoiselle estimait « la conversation le plus grand plaisir de la vie, et presque le seul », et préférait les Tuileries à la vraie campagne parce que « l’on y est mieux pour causer » : de fait, les jardins ne seront en ce siècle que des salons et des galeries aux parois de feuillage, bien commodes pour se promener en causant. « La conversation, disait encore Mlle  de Scudéry, est le lien de la société de tous les hommes, le plus grand plaisir des honnêtes gens, et le moyen le plus ordinaire d’introduire non seulement la politesse dans le monde, mais encore la morale la plus pure et l’amour de la gloire et de la vertu. » Saint-Evremond la préférait à la lecture, et Varillas, un historien de profession, disait à Ménage « que de dix choses qu’il savait, il en avait appris neuf par la conversation » : — « je pourrais à peu près dire la même chose », ajoutait Ménage, un des cerveaux pourtant les plus bourrés du temps.

La marquise de Rambouillet eut donc le premier salon qu’on ait vu en France : dans la Chambre bleue d’Arthénice, et dans son réduit se rassemblaient, autour d’elle et de sa fille Julie, le marquis de Pisani, son fils, bossu, spirituel, ennemi juré des beaux esprits de profession ; le marquis de Montausier, original mélange d’Alceste et d’Oronte, qui aima quatorze ans Mlle  de Rambouillet avant de la décider au mariage, et qui prépara pour elle pendant

  1. À consulter : Somaize, Dictionnaire des Précieuses, éd. Livet, Bibl. Elzév., 2 vol. ; in-16 Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Monmerqué, Paris, 1840, 10 vol. in-12. Et les œuvres de Sarrazin, Godeau, etc., ainsi que les Correspondances du temps (cf. G. Lanson, Choix de lettres du xviie s., Hachette, in-16) ; Rœderer, Mémoire pour servir à l’Histoire de la société polie en France, Paris, 1835, in-8 ; Livet, Précieux et Précieuses, Paris, 1859, in-8 ; Cousin, la Société française au xviie s. ; Mme  de Sablé ; Mme  de Hautefort ; la Jeunesse de Mme  de Longueville ; Mme  de Longueville et la Fronde, 6 vol. in-12, Paris, Didier ; E. de Barthélémy, la Comtesse de Maure, Paris, in-16 ; 1863. Brunetière, Études critiques, etc., t. II, p. 1-27.