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la préparation des chefs-d'œuvre.

sources de D’Urfé. Cependant son principal modèle a été la Diane de Montemayor, un roman espagnol en prose mêlée de vers : mais Montemayor est un des maîtres écrivains de l’Espagne italianisée, et par lui c’est, encore un reflet de la culture italienne qui illumine l’Astrée.

Par l’Espagne, cependant, quelque chose du moyen âge passera dans le roman moderne. ce goût d’aventures héroïques, extraordinaires, qui dans l’Astrée même se traduit par le siège de Marcilly, et cette dévotion exaltée de l’amant à sa maîtresse, qui n’est que l’amour courtois ; c’est par l’Espagne surtout que l’héroïsme chevaleresque et le culte des dames sont restés des choses sérieuses, en dépit de l’Arioste et des spirituels conteurs de l’Italie. Celle-ci a fourni le platonisme pour subtiliser la galanterie, et la forme de la pastorale pour isoler dans leur pureté tous les sentiments que la lutte ou l’accord des cœurs peut produire, abstraction faite des autres affaires et des autres intérêts du monde. Voilà ce que D’Urfé a pris.

Et voici bien comment il faut entendre l’Astrée : dans un temps où la représentation de la vie réelle, en sa simple et sérieuse apparence, n’est guère reçue dans l’art, où la nouvelle est condamnée au ton satirique ou comique, la vie pastorale est une transcription littéraire de la vie mondaine ; bergers et nymphes sont des hommes et des femmes qui n’ont rien à faire, et dont l’unique et capitale affaire résultera par conséquent des rapports sociaux : ces hommes et ces femmes se désirent, se poursuivent, s’évitent, exercent enfin la profession de l’amour. La guerre y tient tout juste autant de place qu’il faut pour marquer la noblesse des personnages ; Céladon ne serait pas l’amoureux idéal, si jamais il n’avait l’épée en main. Mais il la remet vite : il est gentilhomme et non soldat.

La pastorale italienne est un rêve poétique ; l’idéalisme chimérique des sentiments se déroule dans l’irréalité charmante d’un paysage de fantaisie : avec Montemayor. la pastorale prend pied sur le sol de l’Espagne, et mêle des lieux, des noms connus à son impossible action. D’Urfé fait pis : il veut du réel, et il épaissit, il alourdit le rêve. De la pastorale arcadienne, il fait un roman historique, mérovingien ; il narre presque aussi bien qu’un historien les intrigues de la cour de Gondebaud et la cueillette du gui chez les anciens Gaulois. C’est un premier pas vers le roman vrai, quoique l’Astrée elle-même soit plus fausse par l’incohérence de l’élément pastoral et de l’élément historique : mais dans ce mélange je reconnais l’effet du même instinct qui va soumettre toute la littérature au vraisemblable et créer le réalisme classique. Ces mots font sourire à propos de l’Astrée : c’était quelque chose