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la préparation des chefs-d'œuvre.


2. LA VIE MONDAINE ET L’ « ASTRÉE ».


Si d’Aubigné n’a rien pu contre Malherbe, si même il sert à prouver par ses défauts et son échec la nécessité des principes de Malherbe, faut-il s’étonner que ni les colères gothiques de la demoiselle de Gournay, ni les illogiques emportements de Régnier, ni les capricieuses indépendances de Théophile n’aient pu enrayer le mouvement ? À vrai dire, il n’était pas en la puissance du passé de barrer la route à l’avenir ; et contre l’école de Malherbe, ce n’était pas Ronsard, ni Desportes, ni Bertaut, et leurs suivants, c’était quelque chose d’aussi moderne, d’aussi nouveau, de conforme aussi à certains besoins du présent, qui pouvait seul lutter avec succès. C’est ce qui arriva. L’œuvre de Malherbe fut menacée pour un temps, et partiellement stérilisée, non par une réaction, qui l’eût détruite, mais par une complication, qui la dévia. L’école du libre et facile naturel se transforma en une école ennemie du naturel, guindée, raffinée, laborieuse dans la conception, négligente seulement dans l’exécution : on saisit le passage dans l’œuvre de Théophile [1], en qui l’on peut saluer le dernier des lyriques et le premier des précieux ; il donne une main à Bertaut et l’autre à Voiture. Cette transformation se fit sous une influence nouvelle, celle des gens du monde.

Car un fait considérable se produit à la fin du règne de Henri IV, l’organisation de la classe aristocratique en société mondaine ; alors s’établissent les rapports, les habitudes, les formes de vie et d’esprit qui caractérisent « le monde » ; alors s’établit pour deux siècles la souveraineté sociale et littéraire de cette minorité fermée, élite sans doute, mais aussi coterie dans la nation. On peut dire que le « monde » français n’est qu’une réduction et une adaptation de la vie de cour italienne, comme notre honnête homme, l’homme universel de Pascal, réalise, avec une élégance moins fine et moins riche, l’homme complet, idéal de l’Italie de 1500. Notre vie mondaine eut pour principe une chose excellente, la sociabilité des intelligences : et c’est par là qu’elle représente quelque chose de profond et l’un des caractères constitutifs

  1. Théophile de Viau (1596-1626), né à Clairac près d’Agen, fut lié d’abord avec Balzac, puis se brouilla bruyamment avec lui. Banni comme huguenot et libertin, en 1619, il abjura ; mais, après la publication du Parnasse satirique, et dénoncé comme athée par le P. Garasse, il fut condamné à être brûlé en 1623, puis, après un long procès, vit sa peine commuée en bannissement (1625), et alla mourir à Chantilly chez le duc de Montmorency son protecteur. — Édition : par Alleaume, Bibl. elzév., in-16. — À consulter : J. Andrieu, Théophile de Viau, étude bio-bibliographique, Bordeaux et Paris, 1880, in-8. K. Schirmacher, Th. du V., seine Leben und seine Werke. Paris et Leipzig, 1897, in-8.