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la préparation des chefs-d'œuvre.

Tout en lui contredit le présent, tout représente un passé qu’on déteste ou qu’on méprise. Il est protestant, et non pas du petit troupeau qui paît à l’écart, pacifique et docile ; il a dans l’âme le feu des guerres civiles, et continue de ne voir dans la France apaisée que des bourreaux on des martyrs. Henri IV est un renégat, et le crime de Ravaillac est un jugement de Dieu. Toutes ses œuvres irritent les plaies anciennes : quand tous les autres veulent l’oubli et l’union, il réveille tous les souvenirs capables de diviser. Ces convertis et ces convertisseurs qu’il écrase dans la Confession de Sancy, ce sont les ouvriers de la restauration monarchique et catholique, qui en somme avaient refait la France. Ces fanfarons de Gascogne qu’il raille dans le Baron de Fæneste, ce sont les courtisans raffinés, spirituels, ambitieux, qui seront les précieux, c’est le public et les modèles de la nouvelle littérature [1]. Et il ne se trompe pas moins dans l’idéal qu’il propose : le gentil-homme austère et pieux, qui maintient la gravité dans les mœurs et va donner une forte empreinte de sérieuse moralité aux lettres classiques, ce n’est plus à cette heure le huguenot de 1560, le soldat de Coligny ; c’est, ou ce sera tout à l’heure le janséniste, catholique malgré Rome. Mais d’Aubigné, qui eut toute sa vie devant les yeux les têtes des conjurés d’Amboise, ne connaît que le papisme, l’exécrable papisme des bûchers et des massacres.

À des gens qui vont faire leurs délices de Balzac et de Voiture, au moment où l’Académie et Vaugelas vont paraître, il offre une prose voisine de Pantagruel et de l’Apologie pour Hérodote. Sa poésie est réglée selon l’Art poétique de la Pléiade, c’est-à-dire très déréglée avec beaucoup d’artifice et de rhétorique. Ni goût, ni composition, ni mesure, ni netteté, ni correction, aucune des qualités où commençait précisément à consister toute la beauté des œuvres. En revanche, dans les sentiments et dans la forme, toutes les sortes d’énergie et de beauté que le génie raisonnable et éloquent du xviie siècle ne pouvait admirer.

Ainsi s’explique que ces puissantes et riches œuvres n’aient pas laissé de trace dans la littérature du règne de Louis XIII. Agrippa d’Aubigné, pourtant, fait paraître Malherbe bien petit et bien pauvre. Il contient en lui toute la Renaissance et toute la Réforme. Ce forcené huguenot était un savant universel. À six ans, il « lisait aux quatre langues », française, grecque, latine et hébraïque. A sept ans et demi, il traduisait le Criton. Plus tard il étudie les mathématiques et jusqu’à la magie. Il s’entend aux fortifications, à la théologie, à la poésie. Entre deux guerres civiles, il enchante

  1. Ce fut ce qui sauva Fæneste d’un oubli complet : il paraît que Condé goûtait ce pamphlet.