Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/381

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
359
malherbe.

guère parlé de la nature ; il n’en tire même pas beaucoup de comparaisons, ou d’images ; celles dont il use le plus volontiers, et qu’il répète infatigablement, il les prend moins dans la nature que dans la mythologie et l’histoire. Il a l’imagination livresque de l’honnête homme qui a fait ses classes et vécu à la ville. Il a parlé de l’amour, plus souvent qu’il ne l’a ressenti : plus ingénieux encore, plus guindé et plus alambiqué, quand il adresse ses propres soupirs à la vicomtesse d’Auchy, que lorsqu’il porte ceux du roi à la princesse de Conti. Il a parlé de la mort : toujours on sent Horace, ou Sénèque, ou la Bible derrière lui. Il n’a guère varié les éléments de sa poésie : toutes ses grandes odes, à Henri IV, à Marie de Médicis, a Louis XIII, au duc de Bellegarde, présentent les mêmes matériaux et le même argument : éloge des actions passées, prédiction des prospérités futures, développements moraux et applications mythologiques. Jamais il n’a pu parler à Henri IV sans lui promettre la conquête de l’Égypte.

Mais méfions-nous : Malherbe a pourtant une personnalité vigoureuse. C’est quelqu’un, c’est même un étrange original, que ce gentilhomme de Normandie, si fier de sa race, d’un si robuste orgueil, au verbe rude et incivil, autoritaire, brusque, indifférent en religion, mais respectueux de la croyance du prince et de la majorité des sujets, très soumis à l’usage et très épris de raison, disputeur, argumenteur, philosophe et fataliste, plus stoïcien que chrétien, très matériel et positif, au demeurant honnête homme, et de plus riche sensibilité qu’on ne croirait d’abord. La mort de son fils Marc-Antoine l’affola : bien des années auparavant, il avait écrit à sa femme, sur la mort de leur fille, une lettre déchirante. Sa poésie est plus étroite et plus sèche que sa nature. Il n’a guère laissé passer dans ses vers que les parties de son humeur qui étaient inséparables en lui de toute pensée : il a retenu, renfermé tout ce qu’il a pu de ses émotions intimes. S’il a donné un sonnet à Marc-Antoine, ce consolateur de Du Périer n’a pas fait un vers sur sa propre fille, qu’il pleurait tant. Je sens chez Malherbe, dans le choix des idées et des thèmes, un effort pour écarter le particulier, le subjectif : il choisit les sujets où son esprit communie avec l’esprit public, les sujets d’intérêt commun. Il chante la paix rendue à la France, l’ordre restauré avec la monarchie, la haine de la guerre religieuse et civile : choses qui lui tiennent au cœur, mais à tout le monde avec lui. Il dit aussi les grands lieux communs de la vie et de la mort ; il les dit en apparence sans intérêt personnel, dérobant la particularité de ses expériences sous l’impersonnelle démonstration de la vérité générale. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il élimine le lyrisme au profit de l’éloquence, qu’il donne à la raison la préférence sur le sentiment, et qu’enfin