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la littérature sous henri iv.

et fut tué d’un coup de pistolet sur l’escalier d’une auberge, comment cet aventureux et incohérent personnage fit-il un traité d’économie, science pacifique ? Un exil en Angleterre lui révéla la dignité du commerce et de l’industrie, sources de la prospérité nationale : rentré en France, il fonda des aciéries, chargea des vaisseaux. Un jour il prit la plume, et de son style de poète il essaya de faire passer son enthousiasme dans l’âme du jeune Louis XIII. Son programme se résume en deux articles : protection et colonisation. Mais à travers ses arguments et ses exposés de faits, toute son âme se fait jour, un peu tumultueusement : un vif besoin d’ordre, de paix et de justice, un ardent patriotisme, un christianisme sincère, une profonde pitié du peuple qui paie et qui peine, et le très robuste orgueil du commerçant et de l’industriel : on le sent bien nettement, par la bouche de cet économiste, la bourgeoisie fixe le prix dont elle entend que la royauté lui paie le pouvoir absolu. La forme du livre est un peu confuse, mais vivante, avec son style éclatant parfois de verve rabelaisienne, souvent illuminé de grâce poétique, abondant même en chaude et vigoureuse éloquence. C’est un livre à lire.

Charron [1] est un honnête et lourd esprit de théologien, qui a fait de propre besogne dans la philosophie, la controverse et la prédication. On a cru voir que sa philosophie ruinait sa controverse et sa prédication. Il est très vrai qu’il a aimé Montaigne, il est très vrai qu’il l’a plagié. Cela ne suffit pas pour en faire un sceptique : ne plagiait-il pas aussi le très chrétien Du Vair ? Charron n’est coupable que d’avoir manqué de génie. Il avait, réfutant le traité de l’Église de Duplessis-Mornay, établi trois vérités : vérité de l’existence de Dieu, contre les athées ; vérité du christianisme, contre les infidèles ; vérité du catholicisme, contre les protestants. Lorsque ensuite il compila son livre de la sagesse, prenant indifféremment à Montaigne et à Du Vair, il voulait tout simplement faire de la raison l’auxiliaire de la foi, et conduire la sagesse humaine jusqu’au point qu’on ne peut plus dépasser que par la grâce : il crut simplement donner des raisons humaines de mener une vie chrétienne. Il classa méthodiquement, scolastiquement, lourde-

  1. Pierre Charron (1541-1603), Parisien, fils d’un libraire, fut d’abord avocat, puis se fit théologien et prêtre. Il prêcha avec succès, et fut prédicateur de la reine Marguerite de Navarre, théologal de l’église de Bazas, puis théologal et chantre en l’église de Condom. Le Père Garasse l’a appelé « le patriarche des esprits forts », à cause de sa Sagesse : mais Saint-Cyran l’a défendu.

    Éditions : les Trois Vérités, 1593 ; Discours chrétiens, 1600 ; De la sagesse, en trois livres, Bordeaux, 1601 ; Paris, 1604 ; Petit Traité de la sagesse, 1606. Toutes les œuvres, Paris, in-4, 1635. — A consulter ; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. IX. L’abbé Lezat, De la prédication sous Henri IV, chap. vi. Bounefon. 2e éd. du Montaigne (cf. p. 317, n. I).