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guerres civiles.

du goût classique plutôt par une différence d’application que par une contrariété de principes. Très clairement, très nettement, en plus d’un endroit, il nous offre l’homme en sa personne : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Rois ou paysans ne diffèrent qu’en « leurs chausses » : les passions, les ressorts sont les mêmes ; mais les effets ici sont plus menus, là plus illustres ; et voilà, remarquez-le, le principe d’une théorie toute classique de la tragédie. Enfin le xviie siècle consacrera les idées de Montaigne sur la langue et sur le style : il propose à la littérature de prendre la forme des pensées, tantôt dans le langage des Halles, tantôt dans le jargon de nos chasses et de notre guerre : c’est-à-dire qu’il veut une langue populaire, naturelle, et qu’il fait l’usage souverain. Il trouve en notre français « assez d’étoffe, et un peu faute de façon » : il se plaint qu’il écoule tous les jours de nos mains, et y voudrait plus de fixité. Il admire les anciens pour leur justesse vigoureuse, il blâme les modernes de trop d’esprit et d’affectation : un siècle et demi plus tard, Fénelon n’aura pas autre chose à dire. En fait de style, sa règle est déjà : rien n’est beau que le vrai ; et c’est par la beauté des choses qu’il estime la beauté des mots. Les pages exquises où il nous confie les impressions de ses lectures se ramènent à ce sentiment absolument classique.

Mais si nous trouvons une étroite correspondance entre le génie de Montaigne et le genre classique, il faut bien songer que Montaigne, qui déborde encore un peu des cadres classiques, correspond à ce qu’il y a eu de plus large, de plus compréhensif dans le goût du siècle suivant : il en a tout le positif, mais point le négatif. Et l’un des caractères éminents qu’il offre, c’est celui par lequel la littérature classique apparaît surtout comme une des plus pures formes de l’esprit français : c’est cet ensemble de qualités sociables, cette vive lumière d’universelle intelligibilité, qui fait des Essais un livre humain, et non pas seulement français. L’humanité a reconnu en lui un exemplaire de sa commune nature ; et pour l’attester il suffira de nommer Bacon qui fait ses Essais à l’imitation de notre gentilhomme périgourdin, Shakespeare, à qui Montaigne peut-être a révélé la richesse psychologique et dramatique de Plutarque, qui à coup sur lisait, annotait, transcrivait parfois Montaigne [1] ; le vieux Ben Johnson même l’avait entre les mains.

  1. La Tempête, acte II, sc. i : le couplet de Gonzalo est tiré du chapitre des Cannibales (Essais, I, 30). — Cf. Saintsbury. Introduction à la réimpression de la trad. anglaise des Essais publiée par John Fiorio en 1603 (Londres, 1892-93, 3 vol. in-8) ; A. -H. Upham, The French influence in English Literature, 1908.