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montaigne.


4. MONTAIGNE ET L’ESPRIT CLASSIQUE.


Montaigne termine le xvie siècle dont il recueille et filtre tous les courants, et les Essais sont comme le grand réservoir d’où va couler l’esprit classique. Je sais bien ce qui manque à Montaigne, ou ce qu’il a de trop, pour être classique : le corps tient trop de place en lui ; l’individu s’étale. L’ordre manque, et le raisonnement, et les proportions. Montaigne commence et finit pour ainsi dire à chaque phrase, selon la remarque de Balzac. Il n’a pas d’art, et surtout il ignore l’art oratoire : il faudra que ces capricieuses divagations soient réduites en système ordonné d’abord, puis en thèmes oratoires. Charron, Balzac, d’autres ouvriers de la première heure du génie classique s’y appliqueront.

Surtout il n’est pas chrétien, et la décence de son adhésion à la religion établie dissimule mal en lui la négation de l’essence même du christianisme : ainsi le courant d’esprit antichrétien, ou simplement non chrétien, qui se laisse distinguer dans le siècle classique, et qui passe par Molière ou par Descartes pour arriver à Voltaire, prend sa source en lui ; le rationalisme, épicurien ou cartésien, est impliqué dans les Essais. Et cependant, si les Essais doivent être le bréviaire des libertins, on travaillera à christianiser Montaigne, à approprier sinon son livre, du moins ses idées à la forme religieuse de l’esprit classique. Charron mettra à la doctrine de son ami un couronnement orthodoxe : d’autres feront les mêmes additions, les mêmes corrections avec une sévérité hostile. Mais eux-mêmes dans la forme de leur âme auront, à leur insu, reçu l’empreinte profonde des Essais.

Car presque tous les caractères, presque toutes les aspirations de l’esprit classique ont trouvé déjà leur formule dans Montaigne. En politique, il achète la paix, l’ordre, de l’entière soumission au pouvoir absolu. En religion, il se règle sur le prince. En philosophie, en littérature, partout, il pose la souveraineté de la raison, égale en tous les hommes, et qui a charge et pouvoir de reconnaître la vérité. Par sa raison individuelle, à l’aide de son expérience personnelle, confrontant l’Amérique et la Grèce, il trouve le principe fondamental de la littérature classique : il s’assure que les anciens ont parlé selon la vérité, selon la nature, et voilà leur autorité fondée en raison. Il réduit l’éducation à la formation de l’honnête homme, et restreignant la littérature à l’usage de l’honnête homme, il l’enferme dans la morale, dans la recherche d’une règle de la vie, et la description des formes de la vie. Il lui propose l’homme comme l’universel objet de notre connaissance et de notre intérêt. Si individuel et subjectif que soit son livre, il s’éloigne