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montaigne.

près, qui, en quelque mesure que ce soit, n’est pas la pente de sa nature, c’est un excellent et aimable homme, de charmant commerce, ami exquis et vrai, d’autant que le libre choix, dans l’amitié, assure son ombrageuse indépendance : on sait sa liaison de quatre années avec La Boétie, et la chaleur qui lui en resta toujours au cœur. L’amitié, du reste, n’est-elle pas la passion par excellence des gens plus intelligents que sensibles ?

Mais, de plus, Montaigne reçoit de l’exigence de sa nature un certain nombre de postulats qui déterminent un peu plus rigoureusement sa morale, et fixent les modes légitimes de la loyale jouissance de notre être. Il ne s’embarrasse pas de faire un système, ni de savoir si les fondements de ses idées sont solides en bonne logique : il lui suffit que nature les ait mises en lui. Et comme au reste, sous la diversité infinie des actes et des formes, il trouve que ces idées-là sont les idées communes de l’humanité, il les pose dès lors avec plus d’assurance. Il a beau identifier volupté et vertu : il entend bien par vertu quelque chose de positif et de distinct, qui peut être volupté en lui, mais non pas forcément en tout autre. Il affirme que « le mentir est un maudit vice » ; il hait toute duplicité, toute trahison : il fait profession d’absolue franchise. Nulle utilité publique ou privée ne lui semble excuser la fausseté. Il affirme la justice et l’humanité : par une horreur intime de la souffrance physique, son instinct écarte toutes les cruautés ; mais sa réflexion adhère à son instinct, et c’est toute son intelligence avec tous ses nerfs qui lui dicte d’éloquentes protestations contre la torture, et contre la barbarie des Espagnols dans le Nouveau Monde. Il prend la peine de mettre la morale au-dessus de la politique, et de réduire les hommes d’État aux strictes règles de la vie privée : il rejette absolument la loi du salut public, par laquelle on autorise tout ; et dans le service des princes, il défend qu’on se donne jusqu’à donner son innocence et sa vertu.

Il croit à la conscience, et à la raison, tellement qu’il s’en sert pour condamner la nature, ou la rectifier. Il n’y a pas de mot qu’il prononce plus souvent que celui de vérité ; il ne connaît pas de plus excellente vertu que celle de savoir céder à la vérité, où qu’elle se présente ; et il connaît deux voies qui y mènent, la raison et l’expérience : la raison « ployable en tous sens » a besoin d’être guidée par l’expérience ; mais que l’expérience est diverse et déconcertante ! Par elles, pourtant, il est arrivé à cette grande vérité, qui est la conclusion de toute son argumentation prétendue sceptique : c’est que l’homme, en haut-de-chausses, en toge, ou dans sa nudité naturelle, roi ou paysan, est toujours l’homme, « ondoyant et divers » sans doute, mais identique à lui-même dans cette ondoyante