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montaigne.

délicieusement seul : femmes, enfants, toutes les fâcheuses servitudes de la vie, étant arrêtés au seuil du sanctuaire.

Est-ce tout ? Non sans doute, mais je n’en finirais pas, si je voulais énumérer tout ce que Montaigne nous dit de lui. Il est curieux qu’au milieu de cette abondance de souvenirs, sa mémoire ne lui représente jamais qu’il a été conseiller au Parlement, robin : il se pose en homme d’épée, en soldat. Il dit mon page, mes ancêtres, le tombeau de mes ancêtres : il ne sait d’où est venu à un de ses ascendants l’idée de ce nom d’Eyquem. Et ainsi il nous oblige à songer que ce nom, de toute antiquité porté par sa race, il a été le premier à le quitter : que son père avait sans doute fait les guerres d’Italie, puisqu’il le dit, mais plus sûrement encore avait siégé à la cour des aides de Périgueux ; que cette terre de Montaigne, dont il se nomme, cette fortune, dont il jouit, avaient été gagnées par des générations de bons bourgeois, siégeant derrière leur comptoir, et qu’enfin le grand-père Eyquem avait bien pu vendre du hareng, comme disait Scaliger, parmi tant de marchandises dont il chargeait des vaisseaux. Un dernier trait s’ajoute donc à la physionomie de notre philosophe : la vanité, en sa forme la plus puérile, la vanité nobiliaire du bourgeois enrichi. Il est curieux que notre littérature nous offre deux exemplaires de M. Jourdain, et que ce soient Montaigne et Voltaire : la chose est grave. Plus grave encore cette lacune : le silence absolu que garde Montaigne sur sa mère : elle lui a survécu pourtant. Son affection avait-elle conscience de ne lui rien devoir ? ou sa vanité le détournait-elle d’en parler, si cette mère était d’origine juive, d’une famille portugaise de nouveaux chrétiens ?

Michel de Montaigne est un aimable homme, quand il parle de soi (et il en parle toujours), mais jamais plus que lorsqu’il parle de cette partie de lui qui est son intelligence, ses idées : alors il devient singulièrement intéressant ; alors il nous parle de nous, en parlant de lui ; il nous confesse, en se confessant ; il nous guide, en s’orientant. Il est parti de ce point de départ, dont chacun de nous, s’il était franc, prendrait bien volontiers l’analogue en lui-même : qu’il n’y avait rien de plus intéressant au monde pour lui que Michel de Montaigne, et que l’objet de son étude devait être ce qu’était, ce que sentait, ce que voulait Michel de Montaigne, pour lui ménager le plus de commodité, d’aise et de bonheur en cette incertaine vie. Mais regardant en lui, il y a trouvé quelque chose de plus que lui-même, l’homme : et, il a trouvé aussi qu’il ne se connaîtrait bien lui-même qu’en regardant hors de lui : ses voisins de Gascogne d’abord, ses voisins de France aussi, ses voisins d’Allemagne et d’Italie, ses voisins d’Amérique, ses voisins enfin de tout ce « petit caveau » qui est la terre dans l’univers : et les voi-