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guerres civiles.

robuste pensée, c’est toute une vie intellectuelle ramassée en naturels discours : « livre, disait-il, consubstantiel à son auteur ». Nous le trouvons en effet là tout entier.

Nous y trouvons d’abord toute sa personne physique et morale, naïvement, complaisamment étalée, non point dessinée en pied par de nets contours : la manière de Montaigne, c’est, si je puis dire, le pointillé, un amas de petits traits, qui s’harmonisent à distance en une forme souple, palpitante de vie. Nous apprenons ainsi (je vous fais grâce de ses ascendants) qu’il était né à onze mois, fut mis en nourrice au village, apprit le latin avant le français, était éveillé en son enfance au son des instruments, reçut les verges deux fois, joua des comédies latines au collège de Guyenne ; qu’il était de taille au-dessus de la moyenne, assez peu porté aux exercices du corps et à tous les jeux qui demandent de l’application physique, qu’il avait la voix haute et forte, un bon estomac, de bonnes dents, dont il perdit une passé cinquante ans, qu’il aimait le poisson, les viandes salées, le rôti peu cuit, le vin rouge ou blanc indifféremment, et trempé d’eau ; qu’il était sujet au mal de mer, et ne pouvait aller ni en voiture, ni en litière sans être malade, mais en revanche faisait de longues traites à cheval, même en pleine crise de coliques néphrétiques ; qu’il ne prenait pas de remèdes, sauf des eaux minérales, et qu’il gémissait sans brailler, quand la gravelle le tenait.

Nous n’ignorons pas qu’il s’habillait volontiers tout de noir ou tout de blanc, qu’il tressaillait aux arquebusades imprévues, qu’il fit une grave chute de cheval, et fut une fois détroussé par des ligueurs, que sa maison ne fut pas mise en état de défense et resta ouverte pendant la guerre civile, qu’il était chevalier de Saint-Michel et bourgeois de Rome. Il nous confie aussi qu’il a aimé les cartes et les dés en sa jeunesse, qu’il n’a jamais été continent, qu’il n’était né ni pour la paternité ni pour le mariage ; il nous parle de son mariage, sinon de sa femme, d’où il résulte qu’il s’est marié par raison, pour la famille. Il perdit deux ou trois enfants au berceau avant la première édition des Essais. Il était causeur et gausseur entre amis, l’humeur gaie, de langage assez effronté, point avare, assez détaché de tout par complexion et par étude, songe-creux, vagabond et voyageur jusqu’en sa vieillesse, point cérémonieux, très franc, sans mémoire, peu entendu aux choses du ménage, très ignorant des choses rustiques et jusque des mots de la culture, sachant se laisser voler autant qu’il faut par ses gens, se mettant parfois en colère, jamais longtemps, fuyant par-dessus tout les tracas et les engagements. Il aimait un logis commode et propre, et se plaisait dans sa librairie, entre ses mille volumes, lisant, marchant, rêvant, dictant, seul surtout,