Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
300
guerres civiles.

appartient pas, parce qu’il écrit presque toujours en latin, mais pas davantage lorsque par hasard il use du français. Le talent littéraire lui a manqué : homme de lutte, protestant zélé, fougueux adversaire de la scolastique, d’Aristote et de la routine universitaire, humaniste, grammairien, mathématicien, philosophe, il faut bien que le don essentiel lui ait manqué, pour que ses enthousiasmes, ses colères, ses périls ne lui aient pas arraché quelques pages capables de lui assurer une place dans la littérature de son siècle, entre Paré et Palissy. Une idée seulement de Ramus le rattache à notre sujet : sa Dialectique, opposée à la Logique d’Aristote, fonde le raisonnement oratoire, qui se forme moins par l’exacte application de règles rigoureuses, que par le commerce et l’imitation des chefs-d’œuvre antiques, par le contact en quelque sorte des réalités concrètes où s’est manifestée la faculté discursive de l’esprit humain.

L’érudition, pareillement, et toutes les sciences se constituent hors de la littérature, avec leur caractère technique, et cette impersonnalité qui n’a rien de commun avec l’objectivité artistique. Cependant deux choses tendent à ramener les ouvrages de science et d’érudition dans notre domaine : la langue française, quand on l’emploie, toute concrète encore et chargée de réalité, et dont les mots apportent, au milieu des Abstractions techniques, les formes, les couleurs et comme le parfum des choses sensibles ; ensuite, le tempérament individuel, mal plié encore à la méthode scientifique, et qui jette sans cesse à la traverse des opérations de la pure intelligence l’agitation de ses émotions et les accidents de sa fortune.

Le tempérament domine dans Estienne[1], le savant auteur de l’incomparable Thésaurus de la langue grecque. Huguenot, hellè-

    sa conversion au protestantisme redoubla les haines. Il dut s’éloigner, voyagea en Suisse, en Allemagne, et, à son retour (1570), se vit exclu de l’enseignement. Il fut assassiné le troisième jour du massacre de la Saint-Barthélemy. Éditions : Dialectique, in-4, Paris, 1555 ; Gramere (grammaire), Paris, 1562. — À consulter ; Ch. VVaddington, Ramus, Paris, 1856.

  1. Biographie : Henri Estienne (1528-1598), fils de Robert, élève de Toussain et de Turnèbe, voyagea en Italie, en Angleterre, en Flandre, suivit son père à Genève, quand il y transporta son imprimerie, fut censuré et même emprisonné par le Consistoire, à propos de ses Dialogues, et eut besoin de la protection du roi de France pour n’être pas chassé de Genève, d’où son humeur vagabonde l’éloignait souvent. Le Thesaurus parut en 1572. — Éditions : Apologie pour Hérodote, 1566 : Traité de la Conformité du langage françois avec le grec, s. d. (avant 1566) ; Deux Dialogues du nouveau langage françois italianisé, 1578 ; Projet du livre intitulé : Pe la précellence du langage françois, 1579 ; Conformité et précellence, éd. Feugère, Delalain, 1850 et 1853 ; Précellence, éd. Huguet, 1896 : Apologie, éd. Ristelhuber, 1879 ; Dialogues, Liseux, 1883, Lemerre, 1885. — À consulter : Renouard, Annales de l’Imprimerie des Estienne, 1843 Sayous, ouvr. cité, t. II. L. Clément, H. Estienne et son œuvre française, 1899.