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le moyen age.


3. CAUSES GENERALES DE DIVERSITE LITTÉRAIRE.


Négligeons la variété des tempéraments personnels : nous aurons à définir les principaux dans le cours de cette étude. Trois principales influences diversifient le fond commun de l’esprit français dans les œuvres de notre littérature : la classe sociale, l’origine provinciale, le moment historique.

Quand nait la littérature française, la société déjà n’est plus homogène : une première séparation y a créé deux mondes distincts, celui des clercs et celui des laïcs. L’importance du premier dans la vie nationale est mal représentée par la place qu’il occupe dans la littérature française, quoiqu’il lui ait fourni plusieurs de ses chefs-d’œuvre les plus considérables, et certains genres même, qui n’ont pas d’analogie dans les littératures anciennes, comme l’éloquence religieuse. Mais on conçoit sans peine que la société cléricale, en vertu du principe qui régit son activité et lui fixe son objet, ne fasse œuvre de littérature que par exception, ou par accident ; elle a autre chose à faire en général, que de réaliser la beauté pour le plaisir de l’esprit.

Mais de plus, au moyen âge, l’Église à sa langue qui n’est pas la langue française : elle parle, elle écrit le latin ; du moins ne confie-t-elle au français que les moindres manifestations de sa pensée, les plus vulgaires ou qui avaient le plus besoin d’être vulgarisées. Souvent aussi, elle écrit en latin ce qu’elle a dit en français : aussi notre littérature ne porte-t-elle qu’un témoignage indirect de la puissance de l’Église et de la direction qu’elle imprime à la pensée humaine. La philosophie et la théologie restent ainsi hors de notre prise ; et pendant trois siècles, les plus féconds du moyen âge, l’histoire de la littérature française ne représente que très insuffisamment le mouvement des idées. Elle ne nous fait connaître véritablement que leur diffusion dans les esprits du vulgaire ignorant, leur dégradation pour ainsi dire, et la force d’impulsion qu’elles ont manifestée : mais la genèse et l’évolution de ces idées mêmes dans l’élite qui pense, les formes supérieures de la vie intellectuelle, ne se sont pas déposées alors, sinon par hasard, dans les œuvres de langue française.

La société laïque elle-même se distribue en étages divers. Il se fait d’abord une division des seigneurs et des vilains : l’aristocratie féodale, guerrière et brutale d’abord, se raffinant peu à peu, et se faisant un idéal plus délicat, sinon plus moral, à sa littérature qui l’exprime fidèlement. Les vilains ont une pauvre existence et des joies vulgaires comme leurs misères. Mais, au-dessus du peuple innombrable des vilains qui cultivent la terre féodale,