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le moyen age.

la littérature gallo-romaine, c’est l’aptitude et le goût de la race pour l’exercice littéraire.

Quant aux Francs, ce n’est pas par ce qu’ils ont mis en nous de l’esprit germanique que leur action se marque. Ils ont moins déformé qu’excité le tempérament gallo-romain. Ils agirent comme un puissant réactif, ajoutant sans doute aux éléments celtique et latin, mais surtout les forçant à se combiner, à s’organiser en une forme nouvelle : en leur présence, et à leur contact, se forma, se fixa ce composé qui sera la nation française, composé merveilleux, où l’on ne distingue plus rien de gaulois, de romain ni de tudesque, et dont on affirmerait l’absolue simplicité, si l’histoire ne nous faisait assister à l’opération qui l’a produit.

Notre nation, ce me semble [1], est moins sensible que sensuelle et moins sensuelle qu’intellectuelle : plus capable d’enthousiasme que de passion, peu rêveuse, peu poétique, médiocrement artiste, et, selon le degré d’abstraction et de précision que comportent les arts, plus douée pour l’architecture que pour la musique [2], curieuse surtout de notions intelligibles, logicienne, constructive et généralisatrice, peu métaphysicienne ni mystique, mais positive et réaliste jusque dans les plus vifs élans de la foi et dans les plus aventureuses courses de la pensée. Elle poursuit la précision jusqu’à la sécheresse, et préfère la clarté à la profondeur. Parce que le moi est la réalité la plus immédiatement saisissable, la plus nettement déterminée (en apparence du moins), non par vanité seulement, elle s’y attache, elle s’y replie, et dans ce qui frappe ses sens, comme dans ce qu’atteint sa pensée, elle tend naturellement à chercher surtout les relations et les manifestations du moi : n’excédant guère la portée des sens ou du raisonnement, cherchant une évidence pour avoir une certitude absolue, dogmatique et pratique à la fois, objectivant ses conceptions, et les érigeant en lois pour les traduire en faits : sans imagination que celle qui convient à ce caractère, celle qui forme des enchaînements possibles ou nécessaires, l’imagination du dessin abstrait de la vie, et des vérités universelles de la science. Race de bon sens, parce que l’intelligence, les idées la mènent, elle

  1. Il entre naturellement de la conjecture et de l’impression incontrôlable dans ce portrait, quoique j’aie essayé de le tirer des faits. J’y modifierais volontiers aujourd’hui quelques nuances. Notre nation, comme sa littérature, n’est-elle pas plus sensible encore que sensuelle ? Mais surtout je retirerais l’expression « médiocrement artiste ». Nos peintres et nos sculpteurs la démentent ; le génie artistique de la France apparaît encore mieux peut-être dans nos arts industriels, dans la grâce, l’élégance et les fini délicats des produits qui sortent de nos ateliers. Aptitude de la race, ou culture séculaire, je l’ignore : mais l’ouvrier et l’ouvrière sont très souvent en France des artistes (11e éd.).
  2. Selon M. Romain Rolland, la médiocrité musicale du Français ne daterait que de l’époque classique, et n’aurait tenu qu’à l’abandon de la culture musicale (11e éd.).