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françois rabelais.

du mariage, une débauche érudite d’idées, un jaillissement étrange de vie dans ce défilé de personnages et ce cliquetis de dialogue ; et parmi tout cela la traditionnelle raillerie des moines, une attaque enveloppée contre le célibat monastique, une longue parodie des lenteurs de la justice. Rien qui touche à la Sorbonne : le théologien Hippothadée parle gravement, simplement, clairement, selon le texte sacré. Il y a bien la fameuse coquille : « son asne s’en va à trente mille panerées de diables » : audacieuse facétie, si elle est volontaire (ce qui n’est pas du tout prouvé), mais en tout cas aisée à démentir.

Enfin il lâche le Quart Livre ; là seulement on retrouve l’écho du Cymbalum : il y a là Quaresme prenant avec la transparente Antiphysie, les Papimanes avec les Uranopètes Décrétales et le bon Homenaz. On s’explique que la Sorbonne et le Parlement aient arrêté le livre. Mais l’issue de cette affaire fait précisément éclater la prudence de Rabelais : il a un privilège du roi ; il a derrière lui Du Bellay, Chatillon, les Guise ; il répudie le demoniacle Calvin imposteur de Genève, satisfaisant ensemble à sa prudence et à ses rancunes. Et enfin M. Brunetière a fait remarquer que le plus hardi chapitre, sur l’or de France subtilement tiré par Rome, correspond à un incident précis de la politique religieuse de Henri II. Comme toujours, Rabelais ne provoquait pas de colères qu’il ne se sentît de force à braver : il ne jouait la partie qu’à coup sûr.

Il y a quelque chose de lui peut-être dans le cinquième livre, qui parut seulement en 1562, à l’époque des polémiques sans mesure, quand déjà les passions s’armaient : mais dans l’ensemble, cette satire âpre, directe, lourde, si peu riante, est d’un autre homme et d’un autre temps. On ne retrouve pas dans ce pamphlet huguenot le trait caractéristique de la physionomie de Rabelais : celui qu’on a souvent dépeint comme un emporté railleur, fut un homme avisé, réfléchi, maître de lui. Jouant avec un merveilleux sang-froid son double personnage de sage et de fol, il dosa très modérément la satire sociale et irréligieuse, ne toucha jamais le dogme, et dissémina adroitement sous la satire morale et la bouffonne fantaisie une doctrine positive : dans le cinquième livre seul, les proportions sont décidément renversées, et ce n’est pas une des moindres marques de l’inauthenticité du cinquième livre, que la vie et la philosophie y cèdent presque toute la place à la polémique agressive.


2. LA DOCTRINE DE RABELAIS.


La doctrine de Rabelais avait de quoi le mener plus loin que Marot, aussi loin que Dolet ou Servet, jusques au feu, inclusivement, s’il eût fait la moindre étourderie ; le temps et l’intolérance des