Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
197
le théâtre avant le quinzième siècle.

d’hommage et de foi. Et d’autre part, si l’on voulait savoir à quelle exaspération de folie mystique la confiance en l’intercession de la Vierge pouvait s’égarer, on n’aurait qu’à lire le Miracle de la femme que Notre-Dame garda d’être arse : c’est l’un des plus intéressants de la série. On y verra Dieu, avec ses saints, célébrer la messe pour une pauvre femme qui a fait étrangler son gendre. Comme elle est dévote, et s’afflige de n’oser aller à l’Église, le jour de la Purification, Dieu s’empresse de venir en personne lui « donner réfection » d’une messe. Malheureusement le sentiment profond qui ferait la grandeur poétique d’une telle scène ne sort pas : Dieu a toutes les allures d’un bon curé de campagne, la paroissienne clabaude à propos de l’offrande et du cierge ; et dans la plus saisissante fantaisie que la foi chrétienne put créer, on croit assister simplement à une messe de village.

Au reste, ces drames pieux trahissent le désordre moral du temps où ils ont été composés : les papes, les cardinaux, les évêques sont maltraités, chargés de crimes et de péchés : les rois, les juges, sont faibles ou mauvais. Le pouvoir, spirituel ou temporel, n’inspire plus que défiance ou mépris. Là, comme dans les ouvrages du siècle, on sent que la féodalité catholique touche à sa fin.

Il est permis de croire que tandis que certains puys et certaines corporations multipliaient les Miracles de Notre-Dame, leur patronne, [1], d’autres confréries, des communes aussi mettaient sur la scène des sujets sacrés d’un autre caractère. C’est ce qu’indiquent les deux plus anciennes représentations de pièces saintes dont on connaisse la date : en 1290 et en 1302 fut joué à Limoges un Jeu sur les miracles de saint Martial. De même voit-on jouer pendant le xive siècle la Nativité à Toulon et à Baveux, l’Assomption à Bayeux, la Résurrection à Cambrai et à Paris, un Jeu de sainte Catherine à Lille ; on atteint ainsi les Confrères de la Passion et les Mystères, et l’intervalle se trouve comblé entre les productions du xiie et celles du xve siècle.

  1. Il faut bien faire attention que de ces 42 miracles, 40 sont conservés par le même manuscrit, le fameux ms. Cangé. Autrement on tirerait peut-être une fausse conséquence du grand nombre des Miracles que nous avons du xive siècle, et de l’absence totale de pièces sacrées d’un autre genre. — Je dis 42 miracles, et non 45, comme M. Petit de Julleville : les deux mystères provençaux qu’il cite ne rentrent pas dans le cadre de cet ouvrage. Quant au « mystère de Griselidis », que le ms. nomme simplement « histoire » (Petit de Julleville, t. II, p. 342), celle pièce n’a rien à voir avec les miracles de la Vierge, comme le dit bien M. Petit de Julleville. Mais elle n’a pas davantage de rapport avec le théâtre sacré : il n’y a pas de raison pour ne pus voir dans cette pièce la première forme connue de la moralité. Quand on remarque comment des sujets de chansons de geste ou de romans ont été tournés en miracles de la Vierge, on se persuade que l’absence de tout élément religieux dans l’ « histoire de Griselidis » la sépare absolument du théâtre que nous étudions ici.