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decomposition du moyen âge.

il n’y a réalité. Il faut savoir être honnête à propos, surtout quand on pourrait faire autrement, et que tout le monde en juge ainsi. Voilà encore quelque chose de positif.

En troisième lieu, Commynes se fait une haute idée du pouvoir royal, procurant la force et la prospérité de l’État. Le sentiment patriotique, en son âme froide et pratique, devient l’idée du bien public, qui en contient trois autres : extension dans les justes limites, unité sous le pouvoir central, et bon gouvernement du royaume. Il a la forme administrative du patriotisme. Sans un mouvement de charité, par esprit d’ordre et respect de la richesse publique, il condamne les cruautés de la guerre, pillages, incendies, massacres [1] : il réclame qu’on ménage le peuple, qu’on ne le foule pas. Il prescrit des réformes, comme sur le fait de la justice et de la procédure [2]. Sur un point, il est remarquablement net et formel : il veut que le peuple consente aux impôts qu’il paie. Il ne parle pas autrement que l’honnête Oresme. Il affirme que la royauté sera d’autant plus puissante en France qu’elle sera moins despotique [3].

Enfin, il est religieux. Sa femme était dévote, en sorte que l’Église dut lui interdire de faire aucun vœu sans l’autorisation de son confesseur : tant elle avait voué de pèlerinages impossibles, dont elle était obligée ensuite de se faire délier. Commynes fit lui-même une fois le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Sa foi donc est sincère : mais, comme il arrive toujours, elle se plie aux caractères du temps et de l’homme. Elle ne souffre pas de tous les bons marchés qu’il fait, pour son maître, et pour lui-même. Positif comme il l’est, s’il garde la religion, c’est qu’elle est d’un usage pratique. Il a bien vu, avant Bossuet, au moment même où le monde féodal s’écroule et où naît la royauté absolue, il a eu le grand mérite de voir que l’unique frein et contrepoids de cet absolu pouvoir, l’unique garantie contre les accidents de l’individualité dans la personne royale, était le sentiment religieux, amour de Dieu, ou peur de l’enfer [4].

Puis cet homme très intelligent s’est détaché des œuvres où il consuma sa vie : il en a considéré la fragilité, la brièveté, à la lumière de ce fait universel et nécessaire : la mort [5]. Et ainsi se retrouve chez lui le second des sentiments généraux du siècle.

Puis il s’est élevé plus haut : et sa vaste expérience concourant

  1. L. III, ch. ix (p. 204).
  2. L. VI, ch. v (p. 449).
  3. L. V, ch. xix ; L. VI, ch. vi (p. 457-58).
  4. L. V, ch. xix (p. 402-407)
  5. L. III, ch. ix (p. 204).