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decomposition du moyen âge.

ques centaines de tonneaux de vin de France : un imperceptible sourire illumine son récit, mais il reste discret et grave. Il sait triompher en dedans : il n’a pas de vanité bruyante, et ce fut peut-être sa plus grande force.

Cet homme-là ne devait pas avoir de scrupules : son service contenta Louis XI, c’est tout dire ; et il fut content de Louis XI, ce qui est plus. Il l’admire profondément, il le vénère : il nous dit qu’il n’y eut jamais de meilleur prince, il le loue de ses vertus. Après tout, il eut peut-être raison : la meilleure réhabilitation de Louis XI, c’est de le comparer aux autres souverains de son temps. Au moins, lui, il est ce qu’il est : l’esprit règne en lui, et si les autres entravent par faiblesse ou brutalité leurs calculs intéressés, ce n’est pas vertu plus grande, mais moindre mérite. Commynes, au reste, marque vigoureusement les fautes de son maître, fautes d’impatience et d’emballement : mais ces fautes n’étaient pas communes. Ce fut une joie pour lui de servir un homme avec qui la politique était une science, avec qui nulle intervention de sentimentalité, d’honneur, de passion même mauvaise, toutes choses gênantes pour un bon joueur, ne venait brouiller l’échiquier avant les beaux coups longuement médités. Il prêta certes les mains à beaucoup de besognes malhonnêtes : et il s’en doute, car il ne les explique pas et glisse, comme sur la mort du duc de Guyenne.

Encore ne sais-je pas s’il se tait par conscience du mal ou par crainte de gens actuellement puissants, dont son habileté trop grande avait contrarié les vues. La morale lui semble être chose différente de la politique : et il ne prétend que faire de la politique. Il y a des intérêts généraux et des sentiments publics, des intérêts privés et des passions personnelles : voilà les réalités qu’il aimait et sur lesquelles il opère. Il a des mots délicieux, non pas de cynisme — ce n’est pas sa manière ; — mais de scepticisme désabusé. Il nous conte comment Louis XI gorgeait d’argent Édouard IV et ses conseillers, leurrait de vaines promesses d’alliance et de mariage les hommes d’État anglais, sauf, dit-il, « plusieurs sages personnages et qui voyaient de loin ; et n’avaient point de pension comme les autres [1] ». Tout Commynes est là.

Mais il faut bien entendre que le machiavélisme de Commynes a ses limites, et que son indifférence morale, sa liberté sceptique de jugement sont bornées par trois ou quatre affirmations positives et très fermes.

On sait assez qu’il n’a pas l’âme féodale, et avec quel intime mépris il s’amuse des gesticulations grandioses de l’honneur chevaleresque. Il ne manque pas une occasion de lui opposer bruta-

  1. L. VI, ch. i.