Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
180
decomposition du moyen âge.

ments passifs et dociles. Cette modestie est unique. Elle perd de son prix si l’on songe que la chronique de Louis XI fut écrite dans les premières années de Charles VIII : il n’eût pas fait bon pour Commynes mettre trop en lumière son importance. Nous avons gagné à cette prudence d’avoir, au lieu de mémoires personnels, une histoire générale de la politique de Louis XI.

Commynes n’est pas un artiste : il écrit convenablement, rien de plus. Il dit ce qu’il veut dire, à peu près comme vous et moi le dirions si nous pouvions le penser. Sa l’orme, terne, embarrassée, parfois baveuse, n’est pas belle. De temps à autre, la pensée emporte un trait vigoureux, une formule saisissante ; c’est une bonne fortune d’éloquence ou d’ironie, comme en ont les hommes remarquables qui ne sont point écrivains. D’ordinaire, la pensée seule fixe l’attention. Cette pensée est d’une rare valeur : on ne tarda pas à s’en apercevoir, et la chronique de Commynes fut traduite en latin, en italien, en anglais, en allemand, en espagnol, en portugais, en danois, non pour l’amusement des lettrés, mais pour l’instruction des hommes d’État. Mélanchton, un humaniste, dressant un plan d’études pour un prince, inscrivait Commynes à côté de Salluste et de César.

Avec lui nous sommes bien loin de Froissart, si éclatant et si frivole, même de Joinville, si naïf et si enfant. Villehardouin, avec sa fine prudence, est encore, parmi nos chroniqueurs, le plus proche parent de Commynes : mais Commynes est un Villehardouin mûri, ouvert, allégé de bien des croyances anciennes, et lesté de bien des idées nouvelles. Moins encore que son devancier, Commynes s’amuse à peindre : il ne demande rien à ses sens, ni à son imagination. Deux lignes lui suffisent à indiquer une bataille : ce qui importe, c’est le résultat, c’est le procédé diplomatique qui en extrait ou en répare les conséquences. S’il s’arrête à conter Fornoue et Montlhéry [1], il faut voir avec quel mépris de la force brutale, quelle dérision des aventures prétendues chevaleresques, et comme son récit jette une lumière crue sur la petitesse des hommes, et le rôle tout-puissant du hasard. Les faits ne sont rien pour lui par leurs formes extérieures et sensibles : ils lui apparaissent abstraitement, causes, effets, éléments de prévision, et pièces de raisonnement. Commynes est un intellectuel, espèce rare alors, et c’est bien la première fois que nous rencontrons ce type pur.

C’est un politique, et de quelle force, nous le devinons par le prix dont Louis XI le paya, par l’usage qu’il en fit. Commynes eut pour département les affaires de Bourgogne, de Suisse, des Alle-

  1. L. VI, ch. ix-xii ; l. I, ch. iii-v ; cf. l. V, ch. i.