Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/190

Cette page a été validée par deux contributeurs.
168
décomposition du moyen âge.

Puis, avec une exagération qui marque mieux la nouveauté du dessein, Chartier élimine de son discours les faits, les circonstances de temps et de personnes pour se tenir dans les idées générales : il pousse l’amour du lieu commun jusqu’à la plus vague amplification. C’est une sorte de Balzac du xve siècle, mais ce Balzac, comme l’autre, fait faire à notre prose sa première rhétorique, et par ses exercices l’assouplit et l’élève. Qu’il rencontre un sentiment vrai (et il l’a eu, le même que chez tous les grands lettrés du temps : le patriotisme et la pitié du peuple), alors il écrira les plus fermes et les plus nobles pages de prose qu’on ait avant La Boétie et L’Hôpital : des pages qui n’ont guère plus vieilli que les meilleures du xvie siècle.

Il était impossible que l’influence de l’Italie ne se liât pas à celle de l’antiquité : c’était à vrai dire, on l’a vu, par l’Italie que s’était éveillée chez nous une intelligence, nouvelle des anciens, et que de nos scolastiques se dégageaient péniblement encore des humanistes. De toutes parts, depuis le xive siècle, l’Italie pénètre chez nous. Christine de Pisan est toute Italienne de sang : une Italienne vient épouser Louis d’Orléans, et nous donne un poète. Dans ce va-et-vient de Français qui vont au delà des monts, d’Italiens qui viennent par deçà, il se produit une incessante infiltration des mœurs et de l’esprit d’une race plus raffinée, et même un renversement des rapports littéraires qui jusque-là avaient existé entre les deux pays. L’Italie commence à nous rendre ce qu’elle a reçu de nous : ses auteurs sont mis sur le pied des anciens, traduits et goûtés comme tels, Boccace après Pétrarque, et plus que lui, d’autant qu’il a de quoi charmer les courtisans avec les érudits. Dès les premières années du siècle, et peut-être plus tôt, un chevalier français attaché aux rois de Naples de la maison d’Anjou donne à sa dame en sa langue le roman de Troïlus, qu’il a tiré d’un poème de Boccace[1]. Le Décaméron, plusieurs fois traduit, devient le bréviaire des gens de cœur : et Boccace, le Pogge fournissent une partie de leur matière aux conteurs des Cent Nouvelles nouvelles, inspirent le reste.

Il n’est pas jusqu’au grand Commynes sur qui n’agisse le charme de l’Italie : il n’a pas besoin de la subtilité d’outre-monts pour savoir traiter une affaire, mais à voir de quel ton, combien longuement il décrit Venise, lui qui est si peu descriptif de nature, on peut juger de l’impression qu’il en a reçue. Il ne serait pas téméraire d’affirmer que c’est à Venise, voyant en quelle vénération la république conserve à Padoue un os de Tite-Live, qu’il a lu quelque

  1. Nouvelles françaises du xive siècle, publié par Moland et d’Héricault (Bibl. elzév.), Paris, in-16, 1858.