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le quatorzième siècle.

volonté l’intérêt de la communauté, qu’il a charge de procurer. La politique propre d’Oresme tient en ce seul mot : le roi serviteur de l’État ; et cela suffit à prouver, en dépit de tous les contresens qu’il a pu faire dans ses traductions, que pour l’essentiel il a bien lu Aristote.

Le second avantage que les traductions nous apportent n’est pas moins apparent. Elles élargissent, assouplissent, affermissent à la fois le style et la langue. La phrase s’étoffe, prend du poids, s’essaie à l’ampleur, aux allures soutenues, au juste équilibre des parties : une forme oratoire se crée. Cela, sans doute, est encore bien mêlé et bien confus : les constructions légères, familières, à la française, les tours plus graves, compassés, à la manière des orateurs romains, se coudoient, se mêlent, se choquent chez nos novices écrivains. Mais on remarque, même et presque surtout dans leurs œuvres originales, chez Oresme, chez Gerson, chez Jean de Montreuil, un accent, une sonorité, une bailleur de ton, qui sont vraiment les commencements d’un art nouveau, et comme les premiers bégaiements de la prose éloquente.

Pareils effets se constatent dans la langue. Souvent l’écrivain hésite entre un gallicisme et un latinisme de syntaxe ; il renforce le mot populaire d’un mot savant, transcription fidèle du terme latin. L’œuvre d’Oresme est un témoin curieux de la crise que traverse la langue à cette époque. Elle perd ses flexions. Il n’y a plus de cas sujet, ni de cas régime : l’s est le signe exclusif et constant du pluriel. Cependant on rencontre encore des traces du cas régime, des génitifs par juxtaposition, « c’est l’opinion Aristote ; le fils Priamus ». Les adjectifs qui n’ont pas de forme spéciale pour le féminin sont en train d’en acquérir une : mais l’ancien usage subsiste à côté du nouveau, et Oresme dit avec assez d’incohérence : « science moral » et « vertus morales ». Mais le caractère le plus saillant de sa langue, et il en est de même chez tous les savants et lettrés du temps, c’est l’abondance des mots que l’écrivain dérive ou décalque du latin. Oresme dit abstinence, affinité, arbitrage, aristocratie, bénéfacteur, bénévole, combinaison, condensation, conditionnel, contingent, corrumpance et corruption, diffamable et diffamer, etc. Tous ces mots n’ont pas été consacrés par l’usage : nos érudits, dès lors, comme plus tard au xvie siècle, les jetaient dans la langue avec une facilité un peu téméraire, effrayés et comme étourdis qu’ils étaient de la disproportion qu’ils apercevaient entre la pensée antique, si riche, si complexe, si élevée, et notre pauvre vulgaire, bornée jusque-là aux usages de la vie physique et des intérêts matériels.