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decomposition du moyen âge.

Bersuire traduit Tite-Live ; Bauchant, Senèque ; un autre, Valère-Maxime ; un autre, les Remèdes de l’une et l’autre fortune de Pétrarque. Laurent de Premier Fait s’attaque à Cicéron [1] et à Boccace. Tout cela est un peu confus, et déjà, comme on voit, les Italiens sont traités sur le pied des classiques latins. Mais le premier des traducteurs du temps, c’est Nicole Oresme [2], qui fut grand maître de Navarre, chapelain et conseiller de Charles V. Du commandement du roi, Oresme traduisit (sur le latin, car il n’y a presque personne encore qui sache le grec [3]), l’Éthique, la Politique, les Traité du Ciel et du Monde, d’Aristote.

Ces travaux ont deux bons effets. Ils émancipent, éclairent la raison humaine. Ils lui donnent confiance en elle, et la forcent de marcher dans sa voie. La portée d’une œuvre comme celle de Bercheure est incalculable : Tite-Live apparaissant en français, c’est la révélation de l’antiquité authentique sans fables, du moins sans autres fables que celles dont son propre génie l’a parée : c’est la confusion de tous les « romans de Rome la grant », et, à plus ou moins bref délai, la substitution du héros au chevalier dans l’idéal des intelligences cultivées.

Et si l’on veut savoir ce que les esprits de nos Français gagnent dès lors au commerce des anciens, on n’a qu’à considérer les ouvrages d’Oresme qui ne sont pas des traductions. Dans l’un, il condamne l’astrologie : c’est bien, mais ce qui est mieux, c’est qu’il ne la combat pas par autorité théologique, mais par le bon sens et le raisonnement. Ce qui est mieux aussi, il en sépare nettement l’astronomie. Un autre écrit, sur la sphère, est un traité de cosmographie, une simple exposition scientifique, sans mélange de fables, ni de moralisations : voilà, je crois, la première fois que la science s’exprime en français, en son langage et selon son esprit. Oresme a fait encore un Traité des monnaies, où sans déclamation, par bonnes et solides raisons, appuyées sur l’amour du bien public, il condamne fortement les rois et princes qui les altèrent : il pose très nettement à ce propos la limite des droits du roi, mettant au-dessus de sa

  1. Il traduit le De amicitia et le De senectute, et de Boccace, le De casibus nobilium virorum et feminarum, puis le Décameron.
  2. Biographie : Nicole Oresme. Normand, étudiant à Navarre et maître de théologie (1348-1356), grand maître de Navarre et professeur en théologie (1356-1361), doyen de l’église de Rouen (1361-1377), évêque de Lisieux (1377), meurt en 1382. Ses trois traductions d’Aristote sont de 1370, 1371 et 1377.

    Édition : Traité des monnaies, publ. par Wolowski, Paris, 1864. in-8. — À consulter : F. Mennier, Essai sur la vie et les ouvrages de Nicole Oresme, Paris, 1857.

  3. Le dominicain Guillaume de Meerbcke traduisit Aristote en latin sur le texte grec. Les traductions d’Oresme sont faites en partie d’après le latin de ce moine helléniste. Les Dominicains étaient tenus par leur règle d’avoir quelques collèges pour l’étude des langues grecque, hébraïque, arabe. — À consulter : C. Douais, De l’organisation des études chez les Frères prêcheurs, Paris, 1884, in-8.