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decomposition du moyen âge.

cle : il la voit et la fait vivre ; et s’il ne s’élève pas au-dessus d’elle, s’il ne la juge pas, s’il en adopte toute la médiocrité morale, son œuvre y gagne en fidélité expressive.


3. UNE RENAISSANCE AVORTÉE.


Sous les yeux et à l’insu de Froissart, derrière le rideau où il prenait tant de plaisir à considérer le magnifique néant de la chevalerie, les petites gens faisaient de bonne besogne, et pour la littérature comme pour la politique, d’utiles essais, d’importants commencements se produisaient. La royauté même, dans la seconde partie du siècle, se mit avec ces petites gens. C’est l’honneur des Valois, même les plus fous et les plus vains, d’avoir aimé toujours les lettres et les livres ; le roi Jean, le duc de Berry son fils, donnaient des commandes aux écrivains, recherchaient ou faisaient faire les beaux manuscrits. Charles V n’eut guère que ce goût de commun avec son père et son frère. Il réunit dans sa librairie près de mille volumes : et il les y prenait pour les lire. Charles VI aussi les lisait dans ses moments de calme raison.

Charles V était un clerc : il avait étudié les sept arts, la théologie ; il s’entourait d’astrologues, de docteurs, de savants. Il aimait leur entretien, tandis que par des bourgeois il administrait le royaume, que par Clisson et Du Gueselin, ces soldats si avisés et si peu féodaux, il chassait les Anglais et écartait les Compagnies de ses provinces. Ce règne de sagesse et d’étude n’était pas pour réveiller la poésie : aussi n’en trouve-t-on guère dans les innombrables vers d’Eustache Deschamps [1], le messager et huissier d’armes de Charles V, le poète bourgeois de cette cour bourgeoise.

Le personnage est intéressant : il aime les larges buveries, il est de toutes les sociétés joyeuses du Valois, des Fréquentants de Crépy, des Bons Enfants de Vertus, et s’intitule avec orgueil Empereur des fumeux ; il a une brusquerie joviale, la parole rude et salée, le rire sonore : la galanterie chevaleresque n’est pas son fait. Les dames le gênent, et il méprise la femme. Je ne sais comment il

  1. Biographie : Eustache, dit Des Champs, d’un bien qu’il possédait, et Morel, pour son teint noir, né entre 1338 et 1349, mort avant le 1er sept. 1415 : étudiant en droit à Orléans (depuis 1360), messager de Charles V (1367-1372), huissier d’armes (1372), bailli de Valois, maître des eaux et forêts de Villers-Cotterets, marié vers 1373, châtelain de Fismes sous Charles VI, bailli de Sentis (1389) ; il perd sa place d’huissier d’armes en 1395, et est remplacé dans son baillage en 1404.

    Éditions : Crapelet, 1832 ; Tarbé, 1849, et (pour le Miroir de mariage) 1864. Marquis de Queux de Saint-Hilaire (Soc. Des Anc. Textes), 9 vol. in-8, 1878-1894. – 'À consulter' : A. Sarradin, Eustache Deschamps, sa vie et ses œuvres, Paris, 1879, in-8 ; Picot, dans les Mélanges J. Hurt, p. 500-513.