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decomposition du moyen âge.

Les choses désormais ne changeront plus qu’à la Renaissance. Pendant près de deux siècles, les mêmes genres seront cultivés : entre tous, la ballade sera la forme maîtresse de la poésie, chérie des gens du métier (Eustache Deschamps en compose 1374), pratiquée des amateurs (le livre des Cent Ballades est l’œuvre collective des princes et seigneurs de la cour de Charles VI) : la ballade sera ce que fut dans la décadence de la Renaissance, avant la maturité du génie classique, le sonnet. Pour deux siècles aussi, le style, le goût sont fixés : la littérature, adaptée à ses milieux, milieu galant et frivole des cours féodales, milieu pédant et lourd des Puys et Chambres de Rhétorique, s’immobilise, en dépit de tant de singularités apparentes, dans la répétition mécanique de quelques procédés. Le nom qui désormais va désigner la poésie, le nom qui peint merveilleusement celle de ces deux siècles, depuis Machault et Deschamps jusqu’à Crétin et Molinet, c’est le xive siècle qui l’adopte et le consacre : et ce nom est rhétorique.

L’instituteur de cette rhétorique fut Guillaume de Machault [1]. Champenois, secrétaire du roi de Bohême Jean de Luxembourg : à lui l’honneur d’avoir révélé le secret des rimes serpentines, équivoques, léonines, croisées ou rétrogrades, sonantes ou consonantes. Et qu’eût-il pu faire ? Il n’avait rien à dire. Cet adroit tisseur de rimes et enlumineur de mots fit de son mieux : il joua très doucement son rôle d’amoureux avec la belle Péronnelle d’Armentières : allant vers la soixantaine, borgne, goutteux, il fila sa passion patiemment, délicatement, sans oublier une attitude, une formule, une espérance, une inquiétude, jusqu’à ce que la jeune demoiselle fournît à toute cette fantaisie banale la banalité d’une conclusion réelle : elle se maria ; et Machault, désespéré dans les formes, s’accommoda spirituellement d’une bonne amitié. N’ayant à amplifier que les thèmes plusieurs fois séculaires de l’amour courtois, est-il étonnant qu’il ait détourné du fond vers la forme l’attention de son public, et l’ait occupée toute à suivre ses allégories cherchées ou ses mètres compliqués ?

Je ne prétends pas qu’en ses 80 000 vers il n’y ait rien qui vaille. Il y a de l’esprit, et tel rondeau, telle ballade est d’une excellente facture : ce sont des bijoux faits de rien, et précieux. Mais dans tout cet esprit, tout cet art, il n’y a pas un grain de poésie : ni intimité, ni personnalité : pas un mot qui sorte de l’âme ou la révèle. C’est comme dans les lais, virelais, ballades et pastourelles de Froissart : les jolies pièces abondent ; c’est quelque chose de

  1. Né vers 1290-95, mort en 1377 ; chanoine de Reims. Musicien autant que poète, il notait lui-même ses lais, fit des motets et une messe pour le sacre de Charles V. – Éditions (partielles) : Tarbé, Reins, 1849, in-8 ; P. Paris (Société des bibliophiles), Paris, 1875 ; (complète) : E. Hoepffner (Soc. des anc. textes), tome premier, 1908.