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decomposition du moyen âge.

temps, ce sont les Enfances Garin de Monglane, dernier terme de l’extravagance et de la platitude où puisse atteindre la pure chanson de geste, coulée dans le moule traditionnel. On ne délaisse pas les ouvrages anciens, mais on ne les goûte que dans des rédactions remaniées, mises à la mode du jour et imprégnées d’actualité, sans respect du caractère original et de la convenance esthétique. Le seigneur qui a sa « librairie » et ses lecteurs, le bourgeois, dernier client du jongleur, veulent qu’on exprime leurs passions, leurs opinions ; le présent les possède, et que l’œuvre soit vieille ou neuve, ils n’en ont cure, pourvu qu’ils y retrouvent le présent. Tandis que le poème héroïque s’évanouit pour plaire aux nobles dans la chevalerie carnavalesque des Vœux du Paon, il aboutit quand on s’adresse a la roture, à la chevalerie joviale de Baudouin de Sebourc, cette sorte de Du Gueselin vert-galant, à qui sa bravoure enragée contre la féodalité et la maltôte tient lieu de toutes vertus.

Partout, dans les suites, refaçons et contrefaçons de Renart [1], dans les Fabliaux, dans tous les genres de poésie narrative, avec l’ordure croit la violence : l’âpreté des haines tient lieu de talent. Cependant, à travers la raideur gothique de leurs laisses monorimes, un sentiment plus noble anime le trouvère inconnu qui rime le Combat des Trente, et « le pauvre homme Cuvelier » qui dit la Vie de Bertrand du Gueselin : âmes sans fiel et sans haine, où commence à s’éveiller la conscience de la patrie. C’est dommage que le génie manque même à ces braves gens.

La poésie artistique cependant n’a pas disparu : mais par une étrange corruption se réalise un type paradoxal de forme poétique sans poésie ; le néant de l’âme féodale crée pour s’exprimer un art très savant et très insignifiant. Ce qu’on n’ose appeler le lyrisme du xive siècle est le prolongement du lyrisme savant des chansonniers aristocratiques du xiiie siècle, et c’en est la décadence : on peut deviner à quels résultats on arrive, quand la pédantesque subtilité de la dialectique scolastique se superpose à la subtilité élégante de l’amour courtois. Pour ne rien laisser à l’invention de ce qu’on peut donner à la science, aux libres et personnelles combinaisons de rythmes dont les troubadours avaient donné l’exemple à la poésie du Nord, on substitue des formes fixes, dont les types dérivent des anciennes chansons à danser, le rondeau, le virelai, la ballade, le chant royal [2] ; on s’ingénie à multiplier,

  1. Renart le novel, par Jacquemart Gelée (1288). Renart le contrefait (1330 – 1340), Fauvel le cheval (1310 – 1314).
  2. Voici les principales formules : les lettres majuscules marquent les refrains. Rondeau simple : AB a A ab AB (Ce sera le triolet.) AB ba.abAB.abbaB. Au xive siècle paraît la forme : AB baabA’, abbaA’(A’ étant le premier mot de A).